Elle disait: "Demain, nous irons au jardin. Nous devons l’arroser." Pour être exacte, elle ne disait pas "jardin", mais "bustān". "Il faut dormir maintenant, petite."

Lorsque ma grand-mère s’étendait sur son matelas posé à-même le sol, elle qui ne se posait pas une seule fois de toute la journée, je comprenais qu’il me fallait accueillir le temps du sommeil et je laissais la nuit prendre ses droits.

Téta Faridé laissait choir son corps de paysanne, et en même temps toute sa fatigue et ses efforts cumulés, avec un seul mot en guise d’expiration: "Rabbi!". Toute l’humilité de la créature et la confiance de l’homme conscient d’un lendemain qui ne dépend pas de lui se concentrait dans ce vocable. "Accepte, mon Dieu, le travail de cette journée, garde-moi dans la paume de ta main au milieu de la nuit noire et rends-moi digne du jour qui se lèvera." Elle n’avait pas besoin de dire tout cela. Je comprenais par le fait qu’elle apostrophait quelqu’un qui la connaissait bien et saisissait ses intentions et ses pensées tues que nos vies ne dépendaient pas de nous et qu’une présence-absence se chargeait de la marche du monde, alors que nous étions régulièrement ramenés à la pauvreté de nos existences besogneuses et aux limites de nos corps épuisés.

Ya Rabbi! Et le rideau était tiré sur une autre de ces paisibles et rares journées, en tête-à-tête avec ma grand-mère Faridé, dans sa maison sobre et sommaire de Maasser el-Chouf.

Il s’ouvrait à nouveau le lendemain sur un jour baigné d’une lumière amicale qui invite à se familiariser avec le théâtre naturel du Mont-Liban, ici dans sa partie sud. Sans écraser le paysage, sans noyer les couleurs ni agresser les yeux – comme cela est fréquent ailleurs dans le pays à la même saison –, ici, la lumière se penche sur la terre et vous engage à cerner du regard la circonférence du village. Vous la découvrez alors, comme moi à huit ans, savamment tracée par l’étagement de tuiles rouges qui s’épanouissent dans leur écrin le plus adéquat: la courbe souple et précise des flancs de nos montagnes généreuses clairsemés à mi-hauteur de résineux et de genêts en broussailles. Ce n’est cependant pas vers les hauteurs de Maasser el-Chouf que ma grand-mère comptait m’emmener.

"Mets tes bottes, disait-elle. On va descendre au bustān." Commençait alors pour moi la déambulation la plus douce qui soit.

Le départ ne se faisait jamais dans la précipitation. Il fallait anticiper. Ce que Faridé faisait avec une économie de gestes et de paroles toute chargée de l’énergie bientôt déployée entre les arbres fruitiers du verger. Voilà la bêche et la pioche, une longue corde enroulée et peut-être un sac en jute posés au milieu d’un tissu devenu par la fluidité miraculeuse de quelques gestes un baluchon calé sur son épaule. Et nous voilà parties dans le silence du matin.

Avant de se retourner calmement pour fermer à double tour la porte en fer forgé encastrée entre un mûrier centenaire et un réservoir d’eau alimenté par l’unique robinet de la maison, ma grand-mère Faridé me tendait le manche d’une serpe. C’était à moi de la porter jusqu’à notre destination. À chacun sa charge. On a toujours à porter quelque chose – me donnait-elle à entendre – qu’on soit petit ou grand. La légèreté absolue, ça n’existe pas.

Certains vous regardent d’un air entendu. Ma grand-mère évoluait à mes côtés de cette même façon. Elle m’accompagnait en m’enveloppant de son savoir tacite. L’intuition de ce que d’éminents philosophes ont pu nommer l’être-au-monde a cheminé en moi grâce à la bénédiction tutélaire de cette femme illettrée, qui savait très bien garnir son garde-manger pour l’hiver, soigner les corps et apprivoiser la fatigue, préparer le meilleur riz au lait qui soit (surveillé sur feu doux avec patience et touillé inlassablement) – riz au lait de l’amour; cette femme a assis mon rapport au monde, et à la terre.

Il y a d’abord sa démarche, faite de force et de détermination. Yalla, on y va! Faite aussi d’une joie calme, sans démonstration aucune. Le jardin ne va pas prendre la fuite. Quel bonheur de pouvoir compter sur l’existant et de vérifier modestement que nous en faisons partie.

Le rythme pondéré et tranquille de notre avancée était d’abord une leçon de prudence et de gratitude. "Regarde où tu mets les pieds!" Mais aussi: "Tu as vu les belles roses de Loris? Sobhān Allah, hier encore ce n’étaient que des bourgeons." La parole de ma grand-mère était pourtant intermittente. Faridé n’était pas une grande causeuse, même si elle pouvait être très bonne conteuse. Toujours est-il que là, au bout de la pente qui nous menait doucement vers le chemin des vergers en contre-bas de la route principale du village, j’avais eu le temps de mesurer la différence de cette balade heureuse avec toutes les marches que j’ai pu faire jusque-là avec ma mère à la ville. Ma mère, très belle, grande et svelte. Ma mère-glamour. Et pressée surtout. Elle marchait toujours trop vite. "Normal, moi j’ai de grandes jambes et toi de toutes petites!", répliquait-elle fièrement à mes protestations de petite fille qui en avait assez d’être tirée par le bras. Tendue toujours comme un arc, ma mère prolongeait dans mon bras impuissant à la freiner la tension entêtée de son être intranquille. En m’obligeant à presser le pas à mon tour si je ne voulais pas avoir mal à l’articulation de l’épaule, ma mère ne tenait pas compte de ma taille, sauf pour s’en moquer quand il m’arrivait de refuser sa cadence névrotique.

Au contraire, la marche aux côtés de ma grand-mère était un don de respect et de bienveillance. Rien d’affecté de sa part. Pour cela, j’ai tout pris.

Sans transition, je me représente aujourd’hui le verger après qu’une fée-agricultrice ait bêché, désherbé, ramassé les fruits tombés sous l’arbre en petits tas identiques, fagoté, étayé les branches trop chargées… Ne me demandez pas comment elle faisait pour domestiquer ce verger à ce point et me donner l’impression d’un chez-soi sans conteste modelé à son gré. J’ai du mal à associer la pondération de son geste et la parcimonie de ses déplacements avec l’ordonnancement final. Et pourtant, le résultat visible lui était entièrement dû car je garde un souvenir très net de mon inefficacité enfantine, perdue comme j’étais dans la délectation de mon bonheur sensoriel et affectif.

J’entends ici encore le son mat de sa pioche lorsque Faridé l’enfonçait dans le sol, tout simplement, comme si elle plongeait sa grande cuillère dans la marmite de meghleh pour en servir dans les bols à dessert. C’était le coup d’envoi de l’irrigation de tous les arbres fruitiers du verger, opération exécutée avec tant de maîtrise et si peu de paroles que depuis, le savoir me semble ennemi naturel du verbiage. Celui qui sait ne parle pas.

Il fallait acheminer l’eau retenue dans un bassin en vieilles pierres calées en rectangle contre un muret centenaire. Là, était retenue la précieuse eau de source grâce à laquelle toutes les parcelles de vergers et potagers à l’entrée du village et au creux des versants de montagne qui en constituent l’étendue verdoyaient d’avril en septembre. Et c’est cette eau-là que ma grand-mère faisait circuler sans canalisation d’aucune sorte ni autre outil que sa bêche et sa pioche emportées avec nous depuis la maison. Et je regardais émerveillée par le savoir-faire de cette femme discrète et hermétique au doute, espérant répondre à un moment donné à une quelconque demande de sa part qui m’élèverait au rang de novice dans l’ordre des humains au service de la terre. Je regardais et j’attendais.

Un simple coup de pioche donc permettait de libérer une grosse pierre qui bouchait l’orifice d’évacuation au fond du bassin. L’eau s’aventurait alors impatiemment hors du bassin dans une rigole creusée à cet effet. Ma grand-mère me laissait à ma contemplation aquatique pour atteindre en quelques enjambées le tracé de la rigole devant la première rangée de pommiers. En deux ou trois coups de bêche, elle entravait celle-ci par un monticule de terre, obligeant ainsi l’eau à bifurquer vers le premier pommier au pied duquel un large cercle avait été dessiné. La voilà qui ouvre à temps ce cercle pour que l’eau s’infiltre d’abord par les interstices d’un sol assoiffé et forme au bout de quelques instants une mare prodigue. Feuilles, fruits verts, branches, écorce, racines, insectes et bêtes de toutes sortes vivant dans la limite du cercle arrosé étanchent leur soif à satiété. Il est donné à la vie de perdurer. Cette certitude guidait les pas de Faridé vers l’arbre suivant. Après avoir refermé le cercle de terre au pied du premier, elle rouvrait l’accès à l’eau dans la rigole principale et l’acheminait au pied du second candidat à la vie démultipliée. L’enchaînement était ainsi répété avec la même souplesse pour chacun des pommiers, poiriers, pêchers, cognassiers, pruniers et noyers du verger.

Le temps pendant lequel la petite mare au pied de l’arbre se remplissait était dévolu au désherbage et au ramassage des fruits tombés par terre. Faridé me disait bien d’attendre que les racines des mauvaises herbes soient imbibées et de tirer la plante indésirable sans à-coup, en la prenant non par la tête sécable mais au plus près de ses racines. D’autres fois, sans rien dire, elle réajustait le tas de fruits que je m’étais pressée de former, et me faisait ainsi comprendre qu’un ensemble stable requiert une base plus nombreuse et large que le sommet. Au bout d’un moment, levant la tête au-delà des monticules de fruits assagis et des touffes d’herbes échevelées, je voyais dans notre ouvrage commun la somme harmonieuse du travail qui façonne la terre et de la grande Nature présente, dans mon esprit, depuis toujours, pour toujours. Le jardin resplendissait sous un soleil désormais chaud. Mais les arbres gorgés de sève déployaient autour de nous une fraîcheur humide, éthérée. Ici, rien ne pouvait altérer le bien-être: la chaleur, comme l’eau, comme la terre et la brise étaient transformés en poussée de vie.

Alors que le dernier arbre buvait goulûment les bienfaits de la source, Faridé se dirigeait vers le bassin d’un pas décidé. Pendant qu’elle rebouchait la sortie d’eau avec la pierre dégagée plus tôt, elle m’envoyait laver les outils dans le ruisseau qui court au fond de la parcelle. J’y vais volontiers, tenant par une main la bêche, et par l’autre la pioche, ravie de manipuler les armes de l’experte. J’accélère le pas à l’idée de plonger les mains dans une eau froide et irisée. Les traces de boue sur mes doigts se diluent en nuage évanescent emporté par l’eau courante. Au moment où je sèche mes avant-bras en enserrant mon t-shirt, je perçois une interruption sournoise dans le murmure du ruisseau si bavard jusque-là. Alors, je lève les yeux en amont de ma position et le vois: corps sans tête, noir luisant, ondulant, interminable. Il plongeait dans l’eau – et c’est ce qui en arrêtait le cours pendant de brèves secondes – pour en ressortir un peu plus loin, un peu plus bas, se rapprochant de moi tout en conservant une intimité prolongée, suspecte, avec l’eau. Le mouvement gracile et horizontale eut sur moi l’effet d’une verticalité immédiate. Tendue, alerte, à court d’air, je ne quittais pas des yeux le mouvement reptilien sans fin incarné dans une noirceur rutilante sans queue ni tête, autant dire envahissante. Venue de très loin, immédiatement établie en moi, l’idée d’un danger, d’une menace réelle capable de ruiner l’équilibre du monde et d’entamer ma présence, colonisa mon esprit. Je n’étais plus que cette peur-là. L’éden derrière moi, l’inconnu incernable devant et la terreur vorace au milieu.

En un souffle elle neutralisa l’effet de la bête. Un mot. Et sa présence. Tkhafich.

J’ai perçu la voix de Faridé, senti sa présence physique avant de comprendre. Elle était bien derrière moi, avait identifié le serpent, savait ce qu’il fallait faire. N’aie pas peur, me disait-elle. Puis plus rien. Le silence. Elle se tenait là, en renfort au moment où j’en avais besoin, dictant ma conduite par son exemple. Que faire, Téta Faridé? Rien. Ne fais rien. Reste tranquille. Laisse passer la couleuvre. Tu ne l’intéresses pas. Ne remue pas, autrement tu ferais d’un serpent passant son chemin un problème. Laisse faire les choses et le mouvement de la vie. Le serpent qui s’appuie sur le cours de l’eau pour avancer a compris, lui, que le ruisseau dévale forcément la pente, rejoint plus loin ses frères mus par la même déclinaison terrestre, et finit, tôt ou tard, par se jeter dans la mer…