"La civilisation doit être défendue contre l’individu, et son organisation, ses intuitions et ses lois se mettent au service de cette tâche; elles n’ont pas pour but unique d’instituer une certaine répartition des biens, mais encore de le maintenir, elles doivent de fait protéger contre les impulsions hostiles des hommes tout ce qui sert à maîtriser la nature et à produire les richesses. Les créations de l’homme sont aisées à détruire et la science et la technique qui les ont édifiées peuvent aussi servir à leur anéantissement." Freud, L’Avenir d’une illusion, 1927. 

Tout lien social est fondé sur un meurtre, nous dit Freud, dans Totem et tabou; c’est-à-dire aussi cette part inavouable du politique, et qui devient oubli, événement refoulé, amnésie, amnistie. Pour signifier cette récurrence inéluctable d’un mal à la source de la civilisation, les anciens Grecs usaient du mot "stàsis" qui désigne, à la fois, guerre intestine et repos. Vu sous l’angle du politique, toute cité se trouve ainsi menacée par une bascule entre ces deux registres sémantiques antinomiques du même concept. C’est Astérix qui illustre le mieux le paradoxe contenu dans ce terme. En effet, cette bande dessinée esquisse une situation qui tend toujours à la stase, selon l’analyse de T. Garcia. Afin de maintenir le fragile équilibre, les héros "pittoresques" (étymologiquement, le mot désigne ce qui est digne d’être peint) doivent sortir du village gaulois, lieu en quelque sorte statique (sans enterrement, sans enfantement): ils voyagent, rencontrent des étrangers et surtout combattent, mais sans jamais chercher à s’étendre. Par opposition à l’Empire romain qui incarne le progrès, l’expansion et le devenir, le désir des Gaulois se lit comme une défense de l’idéal de la stase. Or, une fois statique, le pittoresque se défait. Dès lors, chaque aventure n’a d’autre but que d’empêcher le statique, tout en cherchant à rétablir l’équilibre de la situation initiale, fêtant la victoire au village autour d’un banquet.

Pour éviter la résurgence de la stàsis et maintenir le lien social, l’Adversaire doit demeurer extérieur à la Cité. Plusieurs penseurs, d’Eschyle à Freud, en passant par Saint Thomas d’Aquin et Rousseau, vont distinguer la guerre étrangère, seule glorieuse pour la polis, et le chaos de la guerre intestine. Transporter la guerre à l’extérieur est sans doute une façon de ne pas réveiller la stàsis – cette violence endormie, et constitutive des sociétés.

Mais si ce traumatisme venait à surgir, il pourrait provoquer l’ébranlement d’un pays. Voilà pourquoi Trump a perdu la main: ignorant de l’Histoire, il a touché à un tabou fondateur qui fut l’horreur de l’esclavage. En Europe, en revanche, c’est l’antisémitisme qui constitue ce traumatisme. C’est pourquoi les Européens y sont particulièrement vigilants.

L’Histoire nous apprend que l’Europe forme une seule Cité, fondée sur un même tabou. Ainsi, en visant la "dénazification" de son voisin – terme employé lors de la conférence de Yalta en 1945 et qui renvoie à un temps où l’URSS était à son apogée –, Poutine ne serait-il pas en train de réveiller la stàsis, avec son cortège sémantique de purification, "clique de drogués", "néonazis", etc.?

Yves Klein, Monochrome noir sans titre, 1957

Freud et Einstein partageaient la même méfiance à l’égard des développements de la technique, de la science sans conscience. Et, lorsque le pacte est conclu par le progrès avec la barbarie – le nucléaire –, quel avenir pour l’humanité?

Cet article est le fruit d’un échange avec Adeline Germanos Neuville 

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