"Je me suis révoltée contre la structure patriarcale familiale et religieuse qui me tenait dans une sorte de soumission et je voulais fuir le système politique qui trahissait beaucoup d’injustices", confie à Ici Beyrouth Evelyne Accad, grande figure de la littérature féministe d’expression française et anglaise, et auteure de nombreux ouvrages traduits dans plusieurs langues.

De mère suisse et de père libanais, Evelyne Accad est une éminente figure de la littérature féministe d’expression française et anglaise. En 1973, elle obtient un doctorat en littérature comparée de l’université Indiana et enseigne les écritures féministes à l’Université d’Illinois et la Lebanese American University de Beyrouth. Ses nombreux livres ont été traduits en plusieurs langues et couronnés par des prix prestigieux dont le Phénix 2001 pour Voyages en cancers, traduit en arabe par Roula Zebiane. Poétesse, compositrice et chanteuse, elle met ses talents et ce qu’elle possède au service des causes qu’elle défend, a fortiori après l’explosion du 4 août. Comment, s’est-elle engagée en littérature et sur le terrain? Rencontre émouvante avec la grande écrivaine libanaise.

Evelyne Accad, blessée lors de la double explosion du 4 août

Vous êtes rebelle dans l’âme et vous avez fait de la révolte contre le système patriarcal votre cheval de bataille. Y a-t-il un incident de parcours qui a déterminé ce choix?

Je suis née à Beyrouth, une ville très cosmopolite, magnifique, mais cachant trop de misère. J’étais consciente de cela et de l’hypocrisie du milieu religieux dans lequel j’évoluais. Mon père était pasteur, ma famille très croyante, mais je ne voulais pas de mariage arrangé comme celui de ma sœur. J’ai décidé de partir et je me suis acharnée pour obtenir une bourse. D’abord, j’ai travaillé en tant qu’hôtesse à la Middle East Airlines pour me faire des sous, puis je me suis envolée vers les États-Unis avec cinq dollars en poche. Mais j’avais ma guitare et mon violon pour chanter et gagner ma vie. Je me suis révoltée contre la structure patriarcale familiale et religieuse qui me tenait dans une sorte de soumission et je voulais fuir le système politique qui trahissait beaucoup d’injustices.

Vous êtes écrivaine et artiste engagée dans la défense des droits de la femme. Dans votre premier roman, L’Excisée, vous racontez la mutilation clitoridienne perpétrée contre la femme mais également les conflits terribles d’un mariage interreligieux. Où se situe la part autobiographique dans ce roman?

Je suis auteure, artiste et chercheuse engagée dans la défense des droits que j’appelle "fémi-humanistes". Quand j’ai commencé à me documenter sur l’excision clitoridienne et génitale, je suis tombée sur un livre écrit par un médecin égyptien, Le Drame de la femme dans l’Orient arabe. Je n’ai pas dormi de la nuit. L’ébauche de mon premier roman germait dans ma tête. Voici la partie autobiographique: adolescente, je suis sortie avec un Palestinien musulman et mon père, furieux, est allé jusqu’à clouer les volets et la porte de ma chambre pour que je ne puisse plus le voir. J’avais 16 ans à l’époque et je projetais de fuir avec lui pour l’Afrique. Mon amoureux n’a pas tardé à me prévenir qu’il a le droit d’être polygame et qu’il sera tenté par d’autres femmes durant ma future grossesse. Effrayée, je me suis rétractée, préférant relayer ces incidents sous forme romanesque. Dans le roman, j’imagine ce qui aurait pu arriver si je m’étais unie à lui et je raconte une scène d’excision dans un pays africain. La mutilation sexuelle m’a permis de comprendre d’autres mutilations passées sous silence et même largement prescrites par les religions monothéistes, aux antipodes du message christique et de la foi en Dieu.

Vous êtes professeure émérite de littérature française comparée à l’université Urbana Champaign (dans l’Illinois) et d’études africaines et arabes féministes. Qu’est-ce qui vous choque le plus dans la condition de la femme et détermine les thèmes de vos recherches et  analyses? Y a-t-il des droits prioritaires pour lesquels vous vous battez?

La violence, tout l’arsenal de guerre et les systèmes économiques qui créent l’injustice, ce n’est point l’œuvre de la femme. D’ailleurs, le Liban en est la parfaite victime. Regardez l’Afghanistan et sa grave régression. Les femmes remettent le voile intégral et ne peuvent plus se rendre à l’école. Je parle de cet encerclement des femmes dans différents pays dans mes livres ainsi que dans ma thèse de doctorat, où je compare les romans écrits par des hommes et des femmes en Afrique du Nord et en Orient, en français, en anglais et en arabe. Ce qui me choque aujourd’hui c’est la lente progression qui ne tarde pas souvent à basculer de nouveau dans la régression. Concernant l’excision, il y a une grande avancée, je ne le nie pas. Que ce soit dans certains pays africains ou en Égypte, surtout du temps de Nasser. Mais la tradition reste malheureusement plus forte que les lois, ce qui prouve que nos revendications n’ont pas vraiment porté leurs fruits. Une de mes étudiantes, Mollie Melching, est partie en Afrique pour fonder l’association Tostan au Sénégal. Elle a ameuté les chefs politiques, les chefs religieux et les chefs des tribus et déployé tellement d’efforts que cette pratique fut éradiquée au Sénégal. Le voile imposé à la femme, c’est terrible. Mais l’excision clitoridienne qui prive la femme du plaisir est irréversible, bien que les opérations de reconstruction du clitoris soient souvent couronnées de succès. Ce qui m’interpelle en premier lieu, c’est ce qui atteint à l’intégrité du corps.

Il y a quelques années, vous avez fondé avec votre sœur Jacqueline La maison de la tendresse, un abri, un  îlot de paix et de reconstruction qui prend en charge les femmes violées, battues, maltraitées, toutes confessions et toutes identités confondues. Aujourd’hui vous venez de publier un recueil de cinq nouvelles qui porte ce même titre. Racontez-nous les liens entre l’œuvre littéraire et l’engagement sur le terrain.

J’ai fondé avec ma sœur Beit el-Hanane, ou La maison de la tendresse. Au départ, ma sœur Jacqueline accueillait les victimes des violences sexuelles dans sa propre maison. Quand elle a pris sa retraite, je me suis jointe à elle pour investir nos économies dans l’achat d’un appartement à Ras Beyrouth et fonder cet abri pour les femmes.

La Maison de la tendresse raconte le vécu des femmes martyrisées, dont la plupart ont trouvé refuge chez nous. Carole Medawar a fait une étude très exhaustive sur ce livre. La première nouvelle a été écrite du temps de ma prime jeunesse. Le grand écrivain Emmanuel Roblès avait lancé un appel de concours et l’avait sélectionnée en lui dédiant une place de choix. Elle raconte ma vie et celle de ma sœur, et les problèmes identitaires. La deuxième, c’est l’histoire d’une jeune femme originaire d’un milieu ultraconservateur. Quand elle retire son voile, elle est menacée de mort. Elle décide de vivre sa vie malgré toutes les menaces et s’engage dans la révolution d’octobre 2019. Je raconte son parcours mouvementé et comment elle est parvenue à briser les carcans. La troisième histoire, c’est également une jeune femme qui s’est réfugiée chez nous pour fuir son grand-père incestueux qui la violait depuis l’enfance. Quand à 11 ans elle a réalisé qu’il perpétrait ses crimes envers ses sœurs, elle s’est confiée à ses parents qui l’ont traitée de menteuse et l’ont placée dans un hôpital psychiatrique. Lorsqu’elle est arrivée chez nous, c’était une loque humaine, toujours recroquevillée sur elle-même, n’osant même pas aller aux toilettes… Sa libération n’a pu se réaliser qu’après son choix de pardonner à son grand-père pédophile, sur son lit de mort. La quatrième histoire se focalise autour d’un crime d’honneur à la Bekaa, révélant les abus terribles de la société machiste. La cinquième, c’est l’histoire de la double explosion de Beyrouth et comment moi-même j’ai failli y crever. Je me pose des questions sur la destinée tragique du Liban et pourquoi je me retrouve gisant par terre avec des blessures mortelles, alors que j’étais revenue pour aider.

Ce recueil est publié simultanément en version bilingue pour permettre l’analyse comparée.

Evelyne Accad, post chimiothérapie

Dans votre récent livre, Un amour tissé dans la tourmente, vous parlez de l’amour de votre vie, décédé dramatiquement. Pour qu’un homme mérite l’amour d’une féministe comme vous, consciente de ses droits, de son potentiel et de sa liberté, que faut-il qu’il soit ou qu’il ait accompli? L’amour, pour vous, peut-il devenir occasionnellement aveugle et dans quel cas?

Quand on aime et qu’on est tombé sur la personne avec qui on s’entend bien, il y a une sorte d’osmose qui s’opère et c’est ce qui est arrivé entre Paul Vieille et moi. Durant trente-trois ans, nous vécûmes le grand amour. Mais nous fûmes frappés par le cancer. Quand j’en fus guérie, c’est lui qui tomba malade. On s’est entraidé dans l’amour mutuel. Tous les deux intellectuels, enseignants et écrivains, cela nous a aidés à nous épanouir. Nos rapports physiques également ont contribué à nous ressouder l’un à l’autre. Il n’était pas vraiment féministe au départ, mais il m’a soutenue dans mon combat, sa sœur étant également une féministe très connue. Les hommes n’aiment pas particulièrement les femmes fortes, j’avoue. Andrée Chedid, avec qui j’étais très amie, me le disait souvent: les hommes ont peur des femmes qui s’accomplissent et qui sont fortes. S’il n’y a pas une vraie entente qui vise à construire, le reste ne marche pas, et c’est pourquoi les sociétés souvent s’effondrent, et les peuples aussi. On ne peut pas tisser des liens sans la tendresse, la compassion et l’amour. Malheureusement, il est décédé et j’en souffre beaucoup. C’est l’une des choses les plus difficiles à vivre et à accepter. C’est comme la perte de son pays, la perte de sa terre. Ce livre est un hommage à lui.

Vous avez échappé à la mort à plusieurs reprises, quand vous avez vaincu le cancer, épreuve que vous avez narrée dans Voyages en Cancer, puis trente ans plus tard, lors de l’explosion du siècle qui a démoli Beyrouth et votre quartier situé près du port. Blessée gravement, vous en êtes sortie miraculeusement. Comment faites-vous pour dépasser les épreuves qui se suivent, mais montent en crescendo?

Pendant l’explosion, je fus projetée par terre, dans une fumée noire asphyxiante, un pan d’aluminium et de verre soufflé en mille éclats me sont tombés dessus, blessant ma tête et mon visage. J’ai tout de suite pensé aux craintes ressenties en préparant mon retour définitif de Paris au Liban. Comme si j’allais vers ma propre mort. Alors que mon neveu transportait la voisine d’en haut qui venait de perdre ses deux jambes dans l’explosion, je suis descendue les marches comme un zombie, baignant dans mon sang qui giclait de partout, frôlant de mes jambes flageolantes l’escalier jonché de débris de verre. Deux ans plus tard, je ne suis pas encore guérie des séquelles physiques de l’explosion qui fragilisent ma santé. Sur le plan psychologique et moral, je m’accroche à l’espoir. L’écriture est un moyen de libération et de reconstruction pour moi. Je dois continuer à fournir tous les efforts dont je suis capable pour ma ville Beyrouth. Je ne peux imaginer Beyrouth inexorablement morte. Ma ville renaîtra toujours de ses cendres. Je suis soutenue par mes proches et ami-e-s. Les Libanais-es qui s’entraident et se soutiennent inconditionnellement sauveront le Liban.

Votre engagement est aujourd’hui pour tou-te-s les Libanais-es sans distinction de sexe, puisque vous lancez prochainement un grand projet pour les victimes du 4 août qui n’ont pas pu guérir des séquelles de l’apocalypse. Quelles sont les grandes lignes de ce projet?

Après La maison de la tendresse, je voudrais créer une maison de culture et de guérison. Je cherche une de ces magnifiques bâtisses beyrouthines détruites dans l’explosion du port, mais qui peut être restaurée. Elle devrait disposer d’un grand jardin dans lequel on planterait des arbres, des fleurs et des fruits. Je projette également d’y aménager un café qui porterait le nom de "Tante Malaké café", pour honorer la mémoire de ma vieille tante avec qui j’étais dans l’appartement détruit à Achrafié quand la première explosion a retenti. Je lui ai sauvé la vie en la déplaçant du balcon vers l’intérieur avant la deuxième explosion. Mais elle est partie trop vite après des complications dues aux blessures physiques et morales. Je projette donc de fonder ce centre avec des salles remplies de livres, des salles de musique, de peinture, d’art, pour pouvoir accueillir toutes les victimes. Ce sera également un lieu de rencontre et d’échange, toutes communautés confondues. Les Libanais.es s’aiment, mais la politique nous divise. Des thérapeutes seraient présents sur place. Il y aura des ateliers d’écriture, des conférences, des débats… Ce projet sera une goutte d’eau dans le désert, mais ce sont les gouttes d’eau qui font la mer. C’est la chaîne d’amitié et de compassion qui aidera au dépassement des souffrances.