"Une âme, sur le point de rompre avec son corps
S’en va pleurer la ruine de sa demeure,
Elle qui jouissait jadis de sa vigueur."
(Poème d’Abû l-Alâ Al-Ma’arri extrait du recueil Les Impératifs: poèmes de l’ascèse, Actes Sud, 2009.)

Mathieu Pernot se fait d’abord connaître pour son travail et son engagement auprès des communautés tsiganes qu’il rencontre lorsqu’il fait ses études à l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles en 1995. Depuis, son travail s’inscrit dans la démarche de la photographie documentaire mais en détourne les protocoles afin d’explorer des formules alternatives, différents modes de représentation et usages de la photo, procédant par la réalisation de séries et par l’appropriation de photographies ou d’autres types de documents d’archives. Ce travail à la fois d’enquêtes, de recueils, de récits, d’images photographiques est caractéristique de toute l’œuvre de Mathieu Pernot qui se saisit des histoires non encore interrogées, de celles dont la légende resterait à écrire et à illustrer. Il réalise par la suite plusieurs travaux sur des camps d’internement pour nomades (le camp de Saliers), les sites de détention (la série Panoptique ou celle des Hurleurs), les hôpitaux psychiatriques et leur mémoire visuelle, ou sur les questions d’urbanisme, les grands ensembles de banlieue et sur les migrants.

Les hurleurs, comme les appelle Pernot, sont des femmes et des hommes qui se tiennent dans la rue, devant les murs des prisons, et qui tentent ainsi de communiquer avec des détenus, parents ou amis. Ils hurlent pour se faire entendre, pour imposer leur voix aux bruits de la ville. Cette double lecture à la fois documentaire et poétique est celle qui préside assez généralement au travail de Mathieu Pernot, comme on peut le voir aussi dans sa série de Migrants qu’il réalise en 2009 et dans laquelle il photographie des Afghans clandestins dans le Xe arrondissement de Paris, à proximité du square Villemin et qui viennent d’en être expulsés – images fortes qui, au-delà de l’actualité qu’elles renseignent, font écho de manière un peu troublante et décalée à un imaginaire artistique et à l’histoire des formes (plis, drapés, sculptures).

L’idée de traversée, de déplacement et de passage, très présente dans son œuvre, est un élément récurrent de l’exposition que lui organise le Jeu de Paume (2014) et qui présente une sélection de séries réalisées par l’artiste au cours des vingt dernières années. Une traversée qui serait celle d’une histoire contemporaine incarnée par des personnages vivant à sa marge et qui se traduit aussi bien dans la nature nomade et fragile des personnes photographiées – Tsiganes, migrants, marginaux etc. – que par la présence des mêmes individus au sein de corpus d’images différents.

En 2019, Mathieu Pernot est lauréat du prix HBC pour son projet La ruine de sa demeure. Décerné par la fondation Henri Cartier-Bresson qui conserve aujourd’hui les fonds de Henri Cartier-Bresson lui-même (1908-2004) et de Martine Franck (1938-2012), son épouse, et qui est aujourd’hui l’un des hauts lieux parisiens de la photographie, le prix HCB s’adresse aux photographes ayant déjà accompli un travail dans une sensibilité proche du documentaire.

Décrit comme une itinérance photographique entre le Liban, la Syrie et l’Irak, le projet de Pernot prend pour point de départ l’album de voyage de son grand-père, réalisé en 1926 alors que ce dernier vivait au Liban, et qui dessine un itinéraire de Beyrouth à Mossoul, à travers les ruines des civilisations millénaires du Moyen-Orient. Revisitant ce parcours, et, par la même occasion la tradition européenne du voyage romantique du XVIIIe et du XIXe siècle et celle du Grand Tour, tout en interrogeant la juxtaposition des récits personnels et collectifs, Pernot effectue le même "voyage dans les ruines de l’histoire" où les traces des tragédies récentes s’ajoutent à celles de l’histoire ancienne.

Album de René Pernot, Syrie, 1926

Le projet débute donc en septembre 2019 à Beyrouth où Pernot suit les traces de sa famille. Il y découvre notamment l’appartement familial qui, lorsqu’il y retourne après l’explosion du 4 août 2020, est dévasté. De Beyrouth et Tripoli à Mossoul, en passant par Alep, Homs et Damas, ce voyage photographique traversera toutes ces villes détruites par les guerres. De ce contraste entre l’innocence des photos et les sites archéologiques qu’elles montrent dans l’album familial et la violence des scènes actuelles naît une réflexion sur cette région qui semble aujourd’hui, d’après les propos du photographe, "représenter sa fin tragique". L’exposition La Ruine de sa demeure présente donc une cinquantaine de tirages de ce voyage ainsi que des albums et photographies d’archives familiales.

Beyrouth, 2020

Mathieu Pernot est incontestablement un grand photographe et ses projets, qui témoignent d’une profonde et vraie implication dans le réel, sont de ceux qui nous parlent. Des séries comme Les Hurleurs ou Les Migrants sont d’une puissance incroyable. La Ruine de sa demeure part d’une idée certainement intéressante, il reste que le topos de la ruine et des habitats abandonnés n’est plus, aujourd’hui, susceptible d’impressionner le public de cette région précisément. Effectivement, ces thématiques sont à l’ordre du jour depuis les années 90, au point que cela définit, dans des écoles certes différentes et qui ne se côtoient pas nécessairement, une des tendances majeures de ce qu’on continue d’appeler "l’après-guerre". Le propos est donc loin d’être nouveau, et peut-être même quelque peu suranné.  Si on lui ajoute l’imaginaire et le vernis de la quantité colossale d’images d’amateurs aussi bien que de professionnels, qui ont été collectées autour du 4 août, force est d’admettre que cette matière est aujourd’hui une matière inerte. Tout ceci fait que ce projet qui, à n’en pas douter, a des fondements personnels et humains aussi bien qu’esthétiques, ne renseigne plus notre regard et peut-être même qu’il ne nous touche plus.

Mais cela est certes vu de notre point de vue qui n’est pas celui du public occidental. Il n’est toutefois pas sûr non plus que ce public, lui aussi, n’ait pas été anesthésié par la quantité d’images et de propos catastrophiques sur ce vaste monde qui l’entoure et qui constitue, dit-on, sa mondialité. Des projets sur les ruines contemporaines, l’Occident en a vu des très bons, des bons et des moins bons ces dernières années (on devrait peut-être se préparer à en voir prochainement sur les ruines en Ukraine), si bien qu’il ne me paraît pas être d’une très grande nouveauté pour un public occidental non plus. Certes, cela permet de poser de vraies questions sur la géopolitique du monde actuel, mais là n’est pas le propos.

Cela dit, nous pouvons comprendre que la tentation était grande pour Mathieu Pernot d’effectuer cette immersion dans les archives de la famille et surtout de concevoir un projet sur une très belle matière qui, autrement, serait condamnée à être volatile. Il reste que les images sont saturées et le propos est un peu facile, voire irrecevable puisqu’il s’agit, entre autres, de statuer sur "la fin tragique" d’une région.

Enfin on n’oublie pas que, précisément parce qu’elle fait fi du public de cette région en s’adressant plus largement à un public occidental qui sera certes remué dans ses sentiments sans avoir vécu les tragédies dont il est pourtant question, le projet a des relents d’orientalisme. Tout cela rappelle singulièrement les origines de la photographie de voyage sur les ruines du Levant dans le Moyen-Orient de la fin du XIXe siècle.

Pour toutes ces raisons, un projet tel que celui-ci questionne vraiment, en creux, ou de biais, tout ce qu’il reste à dire aujourd’hui sur l’épuisement des images, des discours et de leur légitimité, dans un monde qui va vers une dérive certaine.

La Ruine en sa demeure, exposition de Mathieu Pernot à la fondation Henri Cartier-Bresson du 8 mars au 19 juin 2022.

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