La genèse et l’évolution de la première fête islamo-chrétienne, la fête de l’Annonciation autour de Marie, fondée au Liban. Interview avec l’initiateur, le juge et savant cheikh Mohamed Nokkari, autour des dénominateurs communs entre les deux religions, la propagation de la fête dans le monde, la culture mariale dans ses  différentes formes, les projets réalisés et les projets avortés.

Il y a quinze ans, le 25 mars 2007, naissait au Liban, précisément au Collège Notre-Dame de Jamhour, la première prière commune islamo-chrétienne dans le monde, révélant une certaine convergence chez les deux grandes religions monothéistes autour de la Vierge Marie, inconnue auparavant du grand public. Le 18 février 2010, la fête islamo-chrétienne de l’Annonciation, officialisée par le conseil des ministres, devient une fête nationale chômée. Ici Beyrouth a rencontré le grand artisan de cette fête fédératrice, le juge au tribunal charéi sunnite, Cheikh Mohammad Nokkari. Pourquoi la rencontre islamo-chrétienne s’est faite précisément  autour de l’Annonciation qu’on célèbre aujourd’hui, et pas autour de l’Immaculée Conception, pourtant mentionnée dans le Coran? Comment cette fête, fondée au Liban, s’est propagée dans le monde entier? Aujourd’hui, en ce 25 mars, jour de fête nationale, nous reviendrons sur la genèse de cette fête commune, les points de rencontre entre les deux grandes religions, ainsi que certains versets coraniques exploités à mauvais escient par les jihadistes ultraradicaux. Entretien avec le savant, professeur de droit à l’Université Saint-Joseph et ancien directeur général de Dar el Fatwa, Dr Mohamed Nokkari.

Vous êtes l’initiateur de la fête islamo-chrétienne au Liban, exportée depuis dans le monde entier. Racontez-nous la genèse de cette fête et ses principaux fondateurs. A-t-elle vraiment porté ses fruits?

Quand j’étais en France, on me sollicitait à droite et à gauche pour parler de l’Islam, j’évoquais alors la place de la Vierge Marie dans le Coran. Les musulmans étaient très étonnés, les chrétiens encore plus, et tout le monde voulait en savoir davantage. Je leur confirmais que les musulmans, d’un point de vue dogmatique, ne devaient point s’interdire de célébrer une fête mariale. Plus tard, dans une conférence donnée à Jamhour, l’ex-secrétaire général de l’amicale de Jamhour, Nagi Khoury, m’a demandé s’il était possible aux chrétiens et aux musulmans d’entreprendre une prière ensemble. J’ai répondu que seule la Vierge Marie pouvait nous réunir. Il a convoqué alors la commission spirituelle de Jamhour. Je leur ai suggéré la fête de l’Annonciation, car le verbe "annoncer" est mentionné dans le Coran "ويُبشّرك", ainsi que l’annonciation par l’archange Gabriel, comme dans l’Evangile. De même, la Vierge Marie est citée trente-sept fois dans le Coran, (plus qu’elle ne l’est dans l’Évangile). On a commencé à élaborer les prémices d’une fête commune à Jamhour. Parallèlement, invité à Notre-Dame de Louaizé pour donner une conférence sur la Vierge Marie, j’ai formulé le vœu que la fête de l’Annonciation devienne une fête nationale (ceci figure dans les actes de la conférence). En 2007, la fête mariale organisée à Jamhour fut diffusée à la télé. Nagib Mikati, qui assistait à la retransmission, a proposé de financer le projet de fête durant plusieurs années. Le 25 mars 2008, lors de mon intervention à Jamhour, j’ai demandé au représentant du gouvernement, qui était présent, de nous aider à officialiser la fête, ce qui fut approuvé par le Conseil des ministres. Nous avons poursuivi le combat pour que ce jour-là soit chômé avec Michel Eddé, Nagi Khoury, Ibrahim Chamseddine, Hareth Chehab et Mohammad El-Sammak. Le 16 février 2010, après avoir rencontré le président de la République Michel Sleiman, nous nous sommes rendus chez le Premier ministre Saad El-Hariri. Il nous a promis de déclarer, lors de sa visite au Saint-Siège, que la fête de l’Annonciation sera désormais un jour chômé, ce qui s’est effectivement produit le 18 février 2010.

Ce qui est surprenant, c’est que les musulmans et les catholiques partagent ensemble la foi en l’Immaculée Conception. Les orthodoxes et les protestants expriment des points de vue qui vont de la simple nuance à la vraie divergence. Est-ce pour cela que vous n’avez plus situé la fête autour de Marie le 8 décembre?

Parfaitement. Les orthodoxes ont à peu près la même vision que les catholiques sur le plan de l’Immaculée Conception. L’Eglise orthodoxe célèbre la fête de la conception de Marie et nomme Marie "l’Immaculée" sans adhérer au dogme  de l’Immaculée Conception proclamé par le Pape IX, le 8 décembre 1954, qui demeure pour eux un objet de discussion théologique. Pour les protestants, aucune dévotion mariale n’est instaurée dans leurs prières, le culte marial n’existant pas, comme vous le savez. Par contre, chez les musulmans, figurez-vous qu’ils admettent l’Immaculée Conception depuis quatorze siècles, bien avant qu’elle ne soit instaurée dogmatiquement par le Vatican. Comment? Selon le Coran, Marie est protégée, dès avant sa naissance, par l’Esprit-Saint qui l’éloigne des manœuvres sataniques: "Je l’ai nommée Marie et je la place, ainsi que sa descendance, sous Ta protection, contre le diable, le banni". 36 Sourate-al-Omran.

Parlez-nous de l’évolution amorcée par la fête islamo chrétienne. Gagne-t-elle en ampleur?

C’est la première fois de l’Histoire que musulmans et chrétiens célèbrent une fête commune. C’est devenu un élément de cohésion appartenant au patrimoine mondial. Si vous faites une recherche sur Google, vous constaterez le nombre hallucinant de recherches, d’articles et de thèses de doctorat autour de la fête de l’Annonciation. Grâce à notre initiative, la fête islamo-chrétienne est célébrée en France au Sacré-Cœur, à la Mosquée de Paris, dans la vieille basilique de Longpont-sur-Orge, dans l’Essone, bâtie en l’an 1000, ainsi qu’à Toulon, Lille, Cergy, Créteil, Toulouse, Valence et dans beaucoup d’autres régions françaises. Elle l’est également en Italie, en Belgique, au Bénin, en Australie, au Brésil, au Burkina Faso, au Congo, en Guadeloupe et en Martinique. Je tiens à souligner l’apport du prince Hassan, frère du feu roi Hossein de Jordanie, un grand érudit qui nous a réservé un excellent accueil lorsque nous avons, Nagi Khoury et moi, donné un cycle de conférences sur le sujet en Jordanie. Grâce à son enthousiasme, la Jordanie suivra l’exemple du Liban et sera le second pays à déclarer nationale la fête islamo-chrétienne.

Est-ce que la fête islamo-chrétienne a réussi le défi de rapprocher les musulmans et les chrétiens au Liban? Le cas échéant, comment la faire sortir du cercle restreint de l’élite intellectuelle et estudiantine pour la promouvoir dans tous les milieux?

En fait, nous ne sommes pas contentés de cette journée dédiée au rapprochement. Il y a un nombre grandissant de groupes interreligieux. Nous organisons beaucoup d’activités périphériques pour consolider les points d’intersection comme les conférences, les pèlerinages, les cérémonies musicales, les chansons. Je cite notamment l’"Ave Maria islamo-chrétien" de Tania Kassis  et la chanson "O Maryam, la meilleure des femmes", qui sont d’énormes succès et parviennent à transmettre le message de fraternité à travers la musique.  Je prends l’exemple de L’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO) à Paris qui a essayé d’aller plus loin dans cette voie. Je leur avais proposé d’introduire un cours portant sur le statut de la Vierge Marie chez les musulmans et les chrétiens. Ils ont élaboré une série de tables rondes sur la Sainte Vierge. J’ai participé à la première et parlé de notre rôle pionnier au Liban et de l’importance d’un tel projet fédérateur.

Au Liban, je suggère d’introduire un cours sur le culte marial dans tous les établissements pédagogiques pour démocratiser le savoir religieux conciliateur, notamment dans le cursus des sciences religieuses de l’Université Saint-Joseph.

On parle dans le Coran de violence et d’invitation au djihadisme, dans les versets médinois qui abrogent les versets mecquois. Ne faudrait-il pas instiguer une réforme sur ce plan, d’autant plus que le salut (au sens de salutation) dans la religion musulmane se confond avec l’invocation de la paix: "La paix soit sur vous"?

Il existe vingt-neuf versets médinois, dits "d’épée", accusés d’être violents sur les 6.236 versets que contient le Coran. Ces versets régissent la vie des musulmans en période de guerre. Je choisirai deux exemples assez représentatifs. Le premier verset (190 de la sourate de la génisse) autorise le recours des musulmans à la guerre dans des conditions précises. Pour se défendre contre les attaques des ennemis mecquois sans aller au-delà de la riposte, d’où l’interdiction de déclencher une guerre préventive: "Combattez dans le sentier de Dieu ceux qui vous combattent, et ne transgressez pas. Certes Dieu n’aime pas les transgresseurs". L’autre verset (193 de la sourate de la génisse) demande aux musulmans de combattre les polythéistes mecquois jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de troubles. Cependant, il est mentionné dans le Coran l’obligation d’arrêter les combats si les Mecquois cessent de combattre les musulmans. Les djihadistes exploitent l’interprétation erronée de ce verset pour légitimer leurs attaques contre les non-musulmans en prétextant que le Coran exige de combattre tous les peuples désignés par le terme "associateurs" afin de les  convertir à l’Islam. Cette interprétation n’est pas fondée puisqu’il ne faut pas décontextualiser ce verset qui se limite à des ennemis spécifiques (les polythéistes mecquois ou "associateurs"). En outre, interprété ainsi, ce verset entrerait en conflit avec l’autre verset qui établit la règle intangible de la loi musulmane: "Nulle contrainte en matière de religion".

Vous livrez-vous à des concertations avec des groupes dédiés au dialogue islamo- chrétien dans d’autres pays arabes ou occidentaux? Comment évaluez-vous le rôle actuel du Liban par rapport aux autres pays engagés dans cette voie?

En Pologne et surtout en France, ces groupes sont très actifs, comme le groupe interreligieux Efesia et son président Gérard Testard. Ils ont adopté notre emblème mais ont remplacé "autour de Marie" par "avec Marie". J’espère qu’il y aura une activité avec Al-Azhar, la plus haute autorité sunnite, surtout qu’en 2007 la délégation d’Al-Azhar a participé avec nous à la fête de l’Annonciation à Jamhour. Le grand Cheikh Khaled el Jundi d’Al-Azhar était présent, ainsi qu’un autre savant musulman égyptien, Amr Khaled. L’ex-président polonais Lech Walesa, prix Nobel de la paix, a répondu à notre invitation en 2010. Il a prononcé un mot émouvant durant la cérémonie à Jamhour, puis nous a accompagnés chez le président de la République, auquel il a déclaré que les relations islamo-chrétiennes sont solides au Liban, et qu’en Pologne, ils aimeraient suivre notre exemple pour les renforcer davantage.

Depuis que la célébration de la fête de l’Annonciation ne se fait plus à Jamhour, rien ne va plus. Tous les grands projets visant à consolider la rencontre autour de Marie sont tombés à l’eau. Que se passe-t-il réellement?

J’ai adressé hier une lettre d’excuses à la Vierge Marie dans laquelle je mentionne tous les beaux projets avortés depuis que les politiciens se sont emparés de la fête islamo-chrétienne et de la gestion du pays. Parmi ces projets tombés à l’eau:

  • Baptiser la place du Musée "place de l’Annonciation". Des rassemblements avaient eu lieu pour l’occasion. Une première pierre avait été déposée avec la gravure de l’annonce faite à Marie par l’archange Gabriel. Brusquement, après l’approbation de la municipalité de Beyrouth, la place fut baptisée du nom du pape Benoît XVI.
  • Imprimer un timbre postal portant l’emblème de l’annonciation représentant le visage de Marie de profil dont la courbure se confond avec le croissant de l’Islam (conçu par Elsa Mehanna), projet approuvé par le président Aoun et le Premier ministre, qui n’aura jamais vu le jour.
  • Construire, sur un terrain octroyé par l’Etat, un centre marial pour le dialogue comprenant des salles de conférence et de réunion, des archives et une bibliothèque spécialisée.

Ce sont les Libanais, chrétiens et musulmans, qui diffusent spontanément le culte marial et édifient une culture de paix pendant que les politiciens, tenus d’honorer leurs engagements, se disputent crapuleusement le butin.

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