Dans une Syrie en proie aux violentes répressions de sa révolution, un traducteur syrien, farouche opposant au régime et établi en Australie, décide de rentrer au pays afin de libérer son frère fait prisonnier. Produit par Rana Kazkaz et Anas Khalaf, The Translator est un film aussi puissant dans le fond que dans la forme. Censuré dans les pays arabes, il a été projeté en première au cinéma Montaigne de l’Institut français, dans cette bulle de liberté qui demeure, fort heureusement, inaltérée et inaltérable.

On y retrouve la fougue des premiers soulèvements pacifiques, très vite réprimés par la violence et le sang par le régime en place qui est la tyrannie personnifiée. On y ressent surtout la peur. La peur qui règne partout, sœur jumelle de la méfiance; méfiance des voisins, celle des murs qui ont des oreilles. En dictature, tout est systématiquement surveillé.

Après Mare Nostrum (2016) sélectionné pour le César du court métrage à la 43e cérémonie des César, le couple Rana Kazkaz et Anas Khalaf signe avec The Translator une œuvre poignante et audacieuse. Le drame des Syriens opposés au régime y est relaté sans censure, les exactions de ce même régime y sont dénoncées sans édulcorants. Inutile de préciser que le film n’a pas été tourné en Syrie, mais en Jordanie, presque en catimini.

 

Anas Khalaf et Rana Kazkaz

Un traducteur exilé rattrapé par la fièvre de la révolution syrienne

Au cœur de ce film fictionnel de bout en bout, se trouve un traducteur ayant fui la Syrie après avoir "manqué" un mot lors de la traduction en direct, laissant le champ ouvert à toutes les interprétations, l’une d’entre elles évoquant une prise de position antirégime. On était alors en l’an 2000 et Hafez el-Assad venait de décéder. Une réponse à une question posée par des journalistes aux sportifs syriens rentrant des jeux Olympiques de l’époque est subjectivement traduite.

Ce lapsus incitera le traducteur à quitter un pays où il n’était plus le bienvenu. À cause de son départ, mais surtout à la suite de ce mot "manqué", sa famille était dans le collimateur du régime syrien. Les onze années passées en Australie semblent lui aller à merveille. Il est en couple et coule des jours heureux jusqu’au moment où le printemps arabe déboule de pays en pays et arrive, contre toute attente, en Syrie. Il s’emballe, puis, au moment où le soulèvement tourne à la répression, s’inquiète pour son frère disparu et décide de rentrer au pays pour le retrouver.

Entre les mots dits et les non-dits

Parti avec deux amis en passant les frontières en catimini, il déchantera assez vite lorsque ses deux acolytes seront abattus à bout portant alors qu’ils circulaient dans le même véhicule, mais qu’il était lui-même allongé sur la banquette arrière de peur d’être reconnu. Tout se jouera assez vite dès lors: retour chez les siens, tensions extrêmes, amitiés non fiables, il ira de désillusions en désillusions…

Si l’entourage du traducteur lui a reproché, tout le long du film, d’utiliser les mots des autres (qui est le principe même de son métier) et de se cacher en quelque sorte derrière eux sans utilser les siens; viendra le moment, inattendu, où il rattrapera tout ce temps perdu en faisant un "coming out" magitral… à l’image du film!

Ce film, à l’instar de l’ouvrage intitulé Opération César, se passe au cœur de l’oppression syrienne, sauf qu’il est loin de constituer un documentaire. Les réalisateurs ont préféré la fiction pour permettre aux spectateurs d’imaginer eux-mêmes ce qui se déroule par-delà les scènes filmées.

Pour Anas Khalaf : "La fiction permet au spectateur de s’identifier plus directement et plus profondément, même inconsciemment, aux protagonistes du film. Ceci est pour moi la magie du cinéma de fiction par rapport au documentaire qui laisse toujours, malgré tout ce qu’il véhicule, une distance entre le spectateur et les images, parce que le spectateur voit des images qui sont tournées, donc un documentaire, comme dans la vie de tous les jours. Le spectateur n’est pas confronté à ça comme à travers une fiction où il se dit que c’est faux, mais tout ce qu’il y a derrière est vrai."

 

Syrie/Ukraine: deux poids deux mesures?

En visionnant le film, nous vient tout de suite à l’esprit ce qui se passe actuellement en Ukraine, plusieurs années après que le soulèvement syrien a été réprimé par la force, avec l’aide de l’aviation russe, qui a rasé des villes, celle d’Alep en particulier, comme cela a été le cas avec Marioupol.

Lors du débat postprojection, la question de la médiatisation de la guerre syrienne en comparaison à la guerre en Ukraine a été soulevée. S’il est vrai que l’Occident est davantage secoué par la guerre en Ukraine qu’il ne l’a été durant la guerre en Syrie, ce serait tout simplement, comme l’a soulevé Rania Arida, psychanalyste, "parce que les Européens s’identifient aux Ukrainiens et que cette guerre a déterré les vieux démons de la Seconde Guerre mondiale". "Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas de ‘rejet’ ou de ‘racisme’ vis-à-vis d’un peuple arabe, mais plus d’empathie pour la culture ukrainienne dans laquelle l’Occident se reconnaît, et à laquelle il est naturellement plus sensible", ajoute-t-elle.

Ce à quoi Anas Khalaf répond en s’appuyant sur  sa citation préférée: "On peut douter de tout, sauf de la nécessité de constamment se tenir du côté des opprimés" (Che Guevara), et non pas: "On peut douter de tout, sauf de la nécessité de constamment se tenir du côté des opprimés, seulement s’ils nous ressemblent."

Et de conclure: "Oui l’identification des Européens aux Ukrainiens se fait parce qu’ils se ressemblent, parce qu’ils sont blonds, ont les yeux bleus, conduisent les mêmes voitures et ont une même façon de vivre. La civilisation est certes similaire. Mais là on parle du côté humain, on parle de la morale humaine: celle qui consiste à aider son prochain tout simplement. Ça n’a rien à voir avec la couleur des cheveux, qu’ils soient frisés ou blonds ou celle des yeux et des poils. Pour moi, c’est ça le plus choquant. Oui, il y a des identifications, mais ça ne justifie pas que les Britanniques acceptent 50 000 réfugiés après avoir fait le Brexit pour 10.000 réfugiés syriens. Ça ne justifie pas non plus que toutes les frontières européennes soient ouvertes pour les Ukrainiens alors qu’elles ont été fermées pour les Syriens, mis à part l’Allemagne et ceci pour des raisons de politique interne propres à la démographie du pays…"