Avec la volonté citoyenne de reconstruire le pays et ses institutions sur des bases solides, il est impératif de renforcer les piliers de la mémoire commune des Libanais.es et de permettre à la mémoire individuelle de faire son deuil. Pourquoi les silos doivent être impérieusement sauvegardés? Qui a raison et qui aura raison d’eux? La décision gouvernementale de les démolir ou les arguments et projets pour les sauvegarder? Existe-t-il des solutions pour prévenir les silos menacés d’effondrement? Sinon, est-il possible de construire un mémorial à leur place sans endeuiller doublement les parents des victimes, brouiller les pistes de l’enquête et assassiner Beyrouth deux fois? Ici Beyrouth fait le point sur le sort des silos du port avec Nathalie Chahine spécialiste du patrimoine et de l’histoire de l’architecture.

Il y a un an et dix mois, Beyrouth a été soufflée par l’explosion colossale du 4 août. Les silos de blé du port ont été démolis tout comme la moitié de la ville. En absorbant l’explosion, les silos ont empêché paradoxalement la capitale d’être complètement détruite. Aujourd’hui, ces silos à grains démolis, juchés sur leurs 48 mètres de hauteur, peinent à rester debout. Leur capacité de stockage de 100.000 tonnes n’est plus qu’un vieux souvenir. Certains rapports mentionnent leur inclinaison quotidienne de 2 mm, ce qui enflamme les débats autour de leur sauvegarde. Pour faire le point sur les raisons invoquées pour les effacer de la mémoire commune et individuelle, nous avons rencontré une spécialiste passionnée Nathalie Chahine est une architecte restauratrice qui dirige et contribue à la réhabilitation de sites et de monuments historiques. Elle enseigne l’architecture traditionnelle et la restauration à l’UL et à l’USJ. Elle fait partie du Beirut Built Heritage Rescue (BBHR) qui a été créé à la suite de l’explosion du 4 août pour la sauvegarde des maisons historiques de Beyrouth. Elle nous parle des prétextes argués par le gouvernement pour la démolition des silos et des différents projets et arguments en faveur de leur préservation.

Quels sont les arguments avancés par le Conseil des ministres à l’origine de la décision gouvernementale de démolir les silos en avril dernier?

Avant d’en venir aux arguments, je tiens à signaler que le ministère de la Culture avait publié un décret (n°49) en mars dernier, pour inscrire le bâtiment des silos dans l’inventaire général des bâtiments patrimoniaux, "empêchant ainsi toute action qui modifierait son état actuel sauf après l’approbation préalable du ministre de la Culture sur les travaux à exécuter et les moyens et matériaux destinés à être utilisés".

Mais le 14 avril 2022, le Conseil des ministres a publié un décret pour démolir les silos et ériger un nouveau monument pour commémorer les victimes. Il s’est appuyé sur le rapport préparé par la compagnie Khatib et Alami. Ce rapport reprend ce qui a déjà été dit par d’autres experts concernant l’inclinaison de la partie nord des silos, mais l’alternative proposée, qui n’a pas été retenue par le cabinet, était de consolider les silos sans les démolir.

D’autres rapports structurels, comme celui réalisé par l’expert international E. Durand (rapport intermédiaire sur les documents graphiques de surveillance de l’état des structures, version 3.0. 7 mars 2022), indique clairement "qu’il est possible de démolir les silos nord et de conserver les silos sud. Et que cela pourrait être un bon compromis entre toutes les parties prenantes, en supprimant le plus gros risque (l’inclinaison du bloc nord) tout en donnant plus de chance à la mémoire […]. Tant que la zone de sécurité existante est maintenue, la démolition n’est pas une priorité par rapport à d’autres défis au sein du port de Beyrouth."

Le gouvernement mentionne également qu’un nouveau silo est nécessaire pour stocker le blé, alors qu’un autre rapport de structure indique que la fondation sur pieux ne peut pas être réutilisée pour construire de nouveaux silos. Ainsi, même si ces silos sont démolis, de nouveaux silos ne peuvent pas être construits au même endroit. (Analyse de la réponse structurelle des silos en béton du port de Beyrouth sous charge de souffle, S.A. Ismail, W. Raphael, E. Durand, F. Kaddah, et F. Geara de l’ESIB)

Quels sont les institutions publiques et privées, les groupes ou les associations qui défendent la préservation des silos de blé en tant que témoins de l’explosion du siècle qui a dévasté Beyrouth et ses habitants?

L’Ordre des Ingénieurs et des architectes de Beyrouth (OEA) était le premier à réagir face à cette décision; le 14 avril 2022, le président de l’Ordre, Aref Yassine, avait déclaré que "chaque bâtiment peut être consolidé pour figurer en témoin de la tragédie, et le bâtiment des décombres est inutilisable, et nous exigeons qu’il soit conservé comme un mémorial à la troisième plus grande explosion au monde et pour que les gens se réconcilient avec leurs blessures". Une déclaration publique est parue le 6 mai 2022. Par ailleurs, un séminaire sur l’avenir des silos tenu le 5 avril dernier au sein de l’Ordre avait précédé la décision de la démolition. L’Ordre, notamment à travers sa branche d’architectes, avait initié la création d’un comité de travail qui englobe plusieurs groupes, ONG, initiatives dont l’Association des familles des victimes de l’explosion du port de Beyrouth, le Laboratoire urbain de Beyrouth-AUB qui a mené une étude pour l’Unesco et fait valoir que les silos avaient une valeur patrimoniale importante, les Travaux publics, L’Agenda juridique, l’Atelier d’urbanisme et de développement des sites patrimoniaux et notre groupe de 25 experts en patrimoine…. Dernièrement, l’Union Internationale des Architectes (UIA) a voté à l’unanimité la sauvegarde des silos, projet présenté à Madrid le 16 mai dernier par l’architecte Divina Abou Jaoudé représentant l’OEA.

De plus, le comité des parents des victimes a annoncé qu’il est contre la démolition des silos, qu’il revendique plutôt leur transformation en mémorial pour commémorer le 4 août et ses victimes. Les parents l’ont annoncé à plusieurs reprises, le 4 mai dernier, dans leur communiqué de presse et lors de leur rencontre avec le Premier ministre, Nagib Mikati, le 9 mai 2022.

La déclaration urbaine de Beyrouth (BIU), sous la houlette de l’ex-président de l’Ordre des ingénieurs et des architectes Jad Tabet, a publié une déclaration concernant la préservation des silos le 5 mai. Cette initiative est formée par la fondation Chadirji, les départements d’architecture de différentes universités dont l’Université libanaise (UL), l’Académie des Beaux-Arts (Alba), l’Université de Balamand, l’Université arabe de Beyrouth, l’Université libanaise américaine (LAU), l’Université Notre-Dame (NDU), l’Université Américaine de Beyrouth (AUB), l’Université Saint-Esprit de Kaslik (USEK).

Des plateformes sur les réseaux sociaux ont préparé des documentaires à propos du sujet; je cite à titre d’exemple Megaphone qui a dédié plusieurs vidéos sur la condition structurelle des silos, Live Love Beirut qui a diffusé un mini film, fin avril, à propos de l’importance des silos, incitant le grand public à signer la pétition adressée à l’Unesco pour leur protection et leur transformation en site de patrimoine international, Daraj et autres…

Quels sont les points forts du projet des 25 architectes du patrimoine présenté aux ministères concernés, aux différentes ONG et associations, et à l’ONU?

Le 20 avril 2022, 25 architectes restaurateurs, dont je fais partie, ayant travaillé pendant des mois à Beyrouth dans la sauvegarde des bâtiments patrimoniaux affectés par l’explosion, ont uni leur effort pour créer une mobilisation auprès des organisations locales et internationales, œuvrant pour la protection du patrimoine. Ainsi, nous avons préparé en un temps record un rapport visant à diffuser la préservation des silos et leur transformation en mémorial. D’abord, nous avons souligné l’importance du site et son développement historique, en précisant l’importance architecturale et symbolique des silos. Nous nous sommes appuyé.e.s sur des exemples internationaux similaires en énonçant les différents types de menaces auxquelles les silos du port sont exposés, et les conséquences de leur démolition sur la psyché de la nation. Ce dernier aspect est étayé dans un rapport préparé par le Dr Rita Chabab, justifiant l’intérêt de sauver les silos sur le plan psychologique et générationnel.

Sur le plan architectural et patrimonial, les silos symbolisent l’âge d’or et l’architecture moderne des années 50 et 60; ils rappellent à quel point le Liban était organisé et avancé, notamment grâce à cet ouvrage de génie civil moderne. L’une des premières réponses à la suite de notre appel nous fut adressée par le Docomono (Groupe de travail international pour la documentation et la conservation des bâtiments, sites et quartiers du mouvement moderne) le 4 mai 2022 et les silos furent inscrits sur la liste des bâtiments modernes en péril. Le Docomono a publié une déclaration sur son site web, appuyant la sauvegarde des silos.

Une autre réponse de la part de Our World Heritage Association (OWH) a été suivie de la déclaration publiée sur son site web le 18 mai en faveur de la sauvegarde des silos. D’autres réunions sur zoom se sont succédé avec des associations qui appuient la préservation des silos, et nous attendons leur déclaration officielle.

Pourquoi ne faut-il surtout pas détruire les silos du port ?

Les silos sont une manifestation de la mémoire collective du peuple libanais, un signal d’alarme dans un pays habitué malheureusement à l’amnésie collective. Ils représentent un rappel de la "mémoire de catastrophe". Partout dans le monde, les mémoriaux de la mémoire des catastrophes servent d’outil de prévention pour déclencher une réflexion appropriée et efficiente. Ceci offre une valeur significative au niveau communautaire. Dans le cas libanais, les souvenirs seront ceux d’une catastrophe provoquée par l’homme; ils informeront non seulement les gens sur la responsabilité de l’État de veiller à la sécurité de ses citoyens, mais favoriseront aussi l’interprétation des risques et la responsabilité. La mémoire de la catastrophe d’origine humaine du 4 août sera véhiculée dans la vie publique à travers les silos-mémorial. Conservés dans leur état postexplosion, ils suscitent des émotions si fortes, maintiennent un équilibre entre le sens et l’esthétique. Les silos évoquent désormais l’indicible, montrent l’ampleur de l’explosion et expriment des expériences et des émotions personnelles sans lesquelles le processus de guérison au niveau urbain ou humain ne sera pas complet. Les exemples internationaux ne manquent pas. Citons par exemple la cathédrale Coventry en Angleterre, l’église-mémorial du Kaiser Wilhlem à Berlin, le Mémorial de la paix de Hiroshima et le collège Kesennuma Kōyō au Japon. Par ailleurs, la décision prise par le gouvernement de remplacer les silos par un nouveau mémorial n’est pas justifiée; aucune sculpture ne comblera jamais le message livré par les silos eux-mêmes: La couverture médiatique qui a secoué les pays du monde entier a été celle des silos en ruine et ces silos sont devenus l’image emblématique de la démolition criminelle de Beyrouth, un mardi soir d’été. Démolir les silos effacera la mémoire du lieu avant même que le deuil ne soit terminé et que justice ne soit rendue. Ce lieu rappelle en effet des événements tragiques, mais le gommer empêchera les familles des victimes de faire le deuil. "Comment faire le deuil de ce qui n’a plus de lieu?", comme dirait Janine Altounian. Sans le lieu, la vérité peut simplement être déformée!

NB: vendredi prochain, la suite avec le Dr Amine-Jules Iskandar qui se prononcera sur le sujet.