Révélée avec Parler étrangement, qui racontait son exil entre deux langues – le français et l’arabe libanais –, Ritta Baddoura nous revient avec un texte qui dit l’écartèlement, la frontière. Mais il s’agit maintenant de l’espace entre dehors et dedans, l’appartement et la rue, les rêves et la réalité.

Désaltère

Personne ne dit entre

Fais comme chez toi

Je me tiens devant la porte

La porte avance, passe, recule

Entrer c’est sortir de là

Et trouver comment

Aller quelque part

Dans ce lieu où les portes flottent sur l’eau

De l’autre côté un nénuphar sur l’écran de la télévision

Née au Liban en 1980, Ritta Baddoura écrit en français. Ses ouvrages de poésie ont été publiés au Liban, en France et en Belgique, et son écriture traduite en plusieurs langues pour des anthologies et des journaux littéraires. En 2015, Parler étrangement, paru chez l’Arbre à Paroles (Collection iF, 2014), reçoit le prix de poésie Max Jacob dans la catégorie Découverte. Ritta Baddoura, qui vit et travaille en France depuis 2008, a également un parcours de critique littéraire, de chercheuse et de psychologue.

Ici Beyrouth a interviewé la poétesse à l’occasion de la sortie de son nouveau recueil, Désaltère.

De quoi est né ce dernier ouvrage qui se passe entre des murs après ce que le monde a vécu? 

Cet ouvrage, comme tous les précédents, a commencé à émerger après une période sans écriture. Cette fois-ci, après la parution en 2014 de Parler étrangement chez L’arbre à paroles, collection iF, et d’Arisko Palace aux éditions Plaine page, collection Résidence, le temps sans écrire a été long. Cette période a été dense et riche en changements et en émotions. Et tout cela, sans les mots, généra ce que j’ai compris plus tard être une grande, une longue soif. L’écriture a commencé avant la période de maladie, de peur, d’isolement, de désarroi, que le monde connaît depuis 2020. En dépit de résonances intenses, ce n’est pas cette épreuve qu’a connue le monde qui a inspiré Désaltère. Mais au fil de l’écriture, de la relecture et du travail des textes, le monde a changé, et les expériences intime et collective se sont rejointes et ont communiqué. La poésie est porteuse de cette possibilité. Je pourrais dire encore d’autres choses sur la naissance de Désaltère. Il est né de la rencontre avec un arbre, par lequel le vacillement entre des dimensions apparemment binaires s’est complexifié, impliquant d’autres dimensions insoupçonnées. Ce livre est né de l’exploration de ces nuances existantes entre le dedans et le dehors, la ville et la nature, la solitude et la rencontre, le songe et le réel, la douleur et l’apaisement, la parole et le silence, la soif et l’eau.

Comment s’inscrit ce livre par rapport à vos précédents travaux?

Désaltère me semble en continuité avec les ouvrages précédents. Dans l’exploration de l’intériorité, des souvenirs, du devenir. De l’émergence du signe, du sens. Dans l’exploration du langage poétique, entre écriture et oralité, une exploration de la possibilité du langage même. La question de la liberté des mots, de se mouvoir, de faire image non seulement par des métaphores, mais aussi par des architectures et relations autres, en mouvement. L’esthétique à laquelle la poésie, ma poésie, peut tendre autrement que via les chemins habituels. Le rapport à la guerre, à la destruction, à la mort, est différent dans Désaltère. Une émancipation s’est faite. Elle était palpable en relisant les poèmes après un temps de distance. Et par ces différents éléments, Désaltère se distingue fondamentalement de mes ouvrages précédents.

Quelle valeur a la performance et la rencontre avec le public pour vous?

Dire les poèmes, en présence des autres, les adresser à autrui, les partager, est une expérience unique. Ce partage procède d’une ouverture, d’une rencontre, qui est le fruit d’une alchimie à chaque fois différente et amenant le poème dans un ailleurs. Cet ailleurs dépend de cette rencontre et donc de la qualité de présence, d’écoute, de voyage, des différentes personnes qui sont là. C’est ensemble que nous faisons exister le poème dans l’oralité, et que nous percevons le silence qui est la musique propre que les mots d’un poème composent en négatif, de l’autre côté du son et du sens. Les mots ne sont pas des entités figées, ni les poèmes, ni les êtres qui écrivent, lisent, disent ou écoutent dans un espace-temps donné. Par l’art, par la poésie, d’autres façons d’être soi, d’être au monde et d’être avec les autres sont possibles, parfois simultanément.