Et pour faire le point avec lui

L’épisode que je m’en vais conter eut lieu un jour, il y a des années de cela, en compagnie d’une amie française commissaire d’exposition – et non des moindres, dans les méandres du Palais de Tokyo. L’événement réunissait près d’une cinquantaine d’artistes sur les quelque 3.000m2 que nous avions scrupuleusement parcourus en véritables cartographes de l’art contemporain et de ses enjeux. Vers la fin de ce périple, épuisant il faut le reconnaître, l’euphorie se muant soudain en dysphorie, j’entends une voix au fond de moi: "je suis fatiguée", dis-je à cette amie, bravant et balayant d’un seul coup bienséances et règles du bon goût. Cela n’impliquait pas que de la fatigue physique.

L’exposition, en soi intéressante, proposait au visiteur une traversée à l’intérieur de soi dont l’espace d’exposition serait la métaphore. Ce qui était décrit, d’après les propres mots du curateur, comme une "immense odyssée, tant physique que psychique" se termina par un épuisement littéral de mon énergie et de mes ressources: "Je ne les connais pas tous (je parlais des artistes), et il y en trop", dis-je donc à cette amie qui me répond: "Je ne les connais pas tous non plus. En fait, nous ne nous souviendrons pas de la moitié d’entre eux".

C’est en soi le début d’une histoire. Si je devais écrire une petite dystopie sur le monde contemporain, je commencerais sans doute par ce petit dialogue.

Alors oui, face à un système de l’art qui se reproduit de manière effrénée et presque organique, je revendique ce parti pris: la surproduction n’est pas un "meilleur des mondes". Elle ne peut être que le symptôme de ce qui, dans ce même système, se contredit, s’alimente, et se nuit. Et dans cet univers du trop, dont cette exposition était également la métaphore, je suis effectivement fatiguée. Entendons-nous, cette exposition n’est pas la seule à constituer cette métaphore. L’immense réseau de foires et de biennales est sur ce point exemplaire et il ne fait que porter la question à la puissance mille.

Tout cela, au final, m’intéresse assez peu, mais cela ne veut évidemment pas dire que l’art contemporain ne me séduit pas. Au risque d’avoir l’air de me contredire, ce serait trop simple et vaguement réactionnaire. Le fait est que la place que je me suis cherchée, et qu’au fil du temps je me suis trouvée, et qui se situe à l’intersection de plusieurs mondes, est une place que je défends, non pas tant parce qu’elle me permet d’appartenir aux différentes sphères qui ont fini par devenir mes multiples habitats – littérature, art, sciences humaines – et de puiser dans la richesse des unes et des autres, mais surtout parce qu’elle me soustrait à l’hégémonie de chacune. Cette zone que j’investis en me décentralisant par rapport à l’une et à l’autre est une nouvelle centralité. Je l’investis avec la conviction que la vie m’a donné cette chance de pouvoir regarder chacune avec les yeux de l’autre. Ce regard – autre – est également ce qui fait de ce centre un nouvel espace critique. Car il est entendu qu’il faut se tenir à l’extérieur, sur la marge, pour mieux voir de quoi l’intérieur est fait. Ce n’est pas dans des termes différents que le philosophe Giorgio Agamben ("Qu’est-ce que le contemporain?") parle du lieu à partir duquel on peut comprendre le temps qui est le nôtre, et ce lieu, il le pense en termes d’écart. Il est impossible, pense-t-il, de vivre la contemporanéité autrement que sur un mode de distance.

Ainsi, aux personnes qui se sont toujours trouvées sur mon chemin à différentes étapes de ce parcours pour me dire cette chose qui est aujourd’hui d’un autre âge, à savoir que "l’art contemporain n’est pas de l’art", j’ai donné invariablement la même réponse, sans trop spéculer du côté de Duchamp ni tenter de convertir les foules au tournant paradigmatique de l’art et de sa définition. Cette réponse, invariable, est la suivante: "il y a longtemps que j’ai résolu cette question, de savoir si c’est de l’art ou pas, en décidant de ne pas y répondre. Je ne sais pas si c’est de l’art (et je ne tiens pas à le savoir), vu que c’est la définition de l’art qui est ici en question, mais je sais qu’il parle de nous. C’est pourquoi il m’intéresse. C’est aussi pourquoi il est impossible de l’ignorer. Il est impossible de ne pas savoir de quoi l’art contemporain est fait." L’art a toujours eu la fonction de nous parler de nous, et cela continue d’être le cas.

Et si l’art nous parle de notre contemporanéité – guerres, catastrophes, environnement, genres, identités, mondialisation, néolibéralisme et autres thématiques de notre présent –, il faut pourtant admettre qu’il est de plain-pied dans une actualité qu’il dénonce autant qu’il l’entretient. Car de l’outil critique qu’il a été, et qu’il continue d’être, de tous les métarécits de notre temps, l’art contemporain est devenu à lui seul un métarécit. Car s’il est un projet d’émancipation, le monde de l’art est aujourd’hui le lieu même d’une aliénation, en se faisant l’une des manifestations les plus raffinées du néolibéralisme qui constitue pourtant l’un des aspects essentiels de sa critique. L’art contemporain fait aujourd’hui partie du système qu’il dénonce, sans doute parce que ce système est la condition de son existence, et le marché qu’il constitue est peut-être le plus intensément spéculatif du monde néolibéral dont il est le symptôme aigu. Cela donne bien entendu à réfléchir. Et ce n’est pas le pire de ses paradoxes.

A dire vrai je ne sais plus ce qui est pire. Je sais en revanche que l’art contemporain est traversé par de multiples contradictions: entre émancipation et aliénation, démocratisation et élitisme, communication et ségrégation, institutionnalisation et autonomie, l’art que nous appelons "contemporain" est donc créateur d’impasses. C’est ce qu’on appelle normalement une crise. Une de plus. Capable du meilleur, l’art contemporain est donc aussi capable du pire. En cela également, et dans les modalités même de sa paradoxale présence au monde, l’art contemporain dit le contemporain. Il le performe. Pour tout cela, et aussi pour beaucoup d’autres choses, l’art contemporain ne fait pas que nous dire le contemporain, il est un paradigme du monde contemporain, il est le contemporain, dans ses contradictions, son outrance et ses faillites.

Je voudrais terminer en tentant un recul par rapport à ce qu’on est en train d’appeler "le contemporain". Car tout n’est peut-être pas explicable par le contemporain. Le contemporain n’est pas la mesure de toute chose. Il s’agirait finalement moins de se demander si l’art parvient à le dire ou pas, que de se demander si le contemporain lui-même suffit à expliquer l’art.

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