Elles sont trois sœurs: Méduse (la plus célèbre et la seule à être mortelle), Euryale et Sthéno. Ces créatures fantastiques appelées Gorgones ont, dans la mythologie grecque, le pouvoir de pétrifier qui les regarde. Leur demeure varie selon les auteurs: elle est située à la limite occidentale du monde, dans une région océanique floue et lointaine, du côté des Hespérides selon Hésiode, chez les Hyperboréens au nord selon Pindare ou, le plus souvent, à l’ouest de la Libye, dans un pays mythique dont l’accès est défendu par les Grées, sœurs aînées et gardiennes des Gorgones. Ces dernières terrorisaient les mortels, et les dieux s’en tenaient écartés, à l’exception de Poséidon, qui viola Méduse. Deux enfants naquirent de cette union, Pégase et Chrysaor.

Généralement représentée de face, Medusa avait, à l’époque archaïque, un visage de sanglier, des yeux exorbités, des crocs, la langue pendante, une barbe et des serpents dans la chevelure ou à la taille. Persée, armé d’un bouclier dont la face intérieure lui servit de miroir et lui évita d’être pétrifié par le regard du monstre, et d’une épée offerte par Hermès, put trancher la tête de Méduse. Du sang qui jaillit de son cou émergèrent Chrysaor et Pégase, tous deux conçus par Poséidon. Persée offrit à Athéna la tête de Méduse, appelée le Gorgonéion. La déesse en orna l’égide, son bouclier, censé dès lors pétrifier ses ennemis. Les premières mentions du mythe apparaissent dans l’Iliade. Ainsi, quand Athéna est prête à se lancer dans la bataille, elle "jette sur ses épaules la formidable égide que la terreur environne de toutes parts". Le bouclier d’Achille est également muni d’une tête de Gorgone sculptée sur un fond d’émail noir, "à l’aspect effrayant et aux regards horribles". Dans l’Odyssée, alors qu’il est descendu aux Enfers, Ulysse craint que Perséphone ne lui exhibe "la tête de l’horrible Gorgone" et fait immédiatement demi-tour. Cette représentation fut souvent placée, avec des variations dans la composition, sur les portes, les murailles, les céramiques, les monnaie, l’équipement militaire ou les pierres tombales, pour éloigner les mauvais esprits ou terrifier les ennemis.

Persée et Andromède, Ier siècle, fresque de Pompei, musée archéologique de Naples.

Les traits de la Gorgone s’humanisent toutefois et se féminisent à l’âge classique. La Gorgone va progressivement perdre son aspect terrifiant: chez la méduse Rondanini, la barbe disparaît et les serpents se changent en boucles. À l’époque chrétienne, elle devient l’archétype de la femme fatale. En 1374, Boccace lui consacrera un chapitre dans son ouvrage De mulieribus claris (Sur les femmes célèbres). Dans cette collection de biographies de femmes historiques et mythologiques, Méduse est d’une telle beauté que les hommes qui la regardent en deviennent immobiles et perdent conscience. Christine de Pizan reprend le même thème dans La Cité des dames (1405) et inspirera les relectures féministes contemporaines. À la Renaissance, ses représentations sont encore réinventées: dans une fresque de La vie de saint Jacques que Mantegna réalise en 1453-1457, le gorgonéion apparaît sur un bouclier que tient une femme auprès du corps du martyr. Et dans Hypnerotomachia Poliphili (Songe de Poliphile, 1499) d’auteur anonyme, le narrateur raconte son arrivée devant une énorme pyramide: "En sa face dextre, à l’endroit par où je vins et au milieu de son carré, était entaillée de bosse la tête épouvantable de Méduse, criant (comme il semblait) par furieuse démonstration, rechignée, les yeux enfoncés, les sourcils pendants, le front ridé et renfrogné, la gueule ouverte, qui était cavée et percée d’un petit sentier fait en voûte […] Quand je fus venu devant la tête de Méduse, je montai par ses cheveux qui servaient de degrés et entrai en sa bouche, suivant ce sentier." La figure apparaît ensuite chez Benvenuto Cellini (1554), Le Caravage (1597), puis chez Rubens (1615) et Le Bernin (vers 1640).

En 1650, Calderón compose une pièce intitulée Andrómeda y Perseo, dans laquelle il récrit le mythe en faisant de Méduse une victime de son propre reflet. Au cours de ce siècle et au suivant, l’histoire de Persée, Méduse et Andromède inspire plusieurs opéras. Lully en compose un en 1682 sur un livret de Philippe Quinault d’après les Métamorphoses d’Ovide; la naissance des monstres qui jaillissent du sang de Méduse est représentée sur scène.

On retrouve des représentations de la Gorgone au XIXe siècle et au tournant du siècle chez Canova (1804), et Füssli (1817). Les poètes romantiques sont fascinés par le mythe de Méduse et donnent de nouveaux développements au thème de la femme fatale. Dans un poème écrit par Shelley en 1819, le poète exalte le "charme tumultueux de la terreur" et dans Jettatura (1857) de Théophile Gautier, le héros "se fit peur à lui-même: il lui semblait que les effluves de ses yeux, renvoyés par le miroir, lui revenaient en dards empoisonnés: figurez-vous Méduse regardant sa tête horrible et charmante dans le fauve reflet d’un bouclier d’airain".

Antonio Canova, Persée brandissant la tête de vénus, 1804, marbre, 242,6 cm, The Met Museum, New York

Un mouvement de réhabilitation se développe toutefois avec l’école préraphaélite en Angleterre: c’est de l’empathie que Dante Gabriel Rossetti éprouve pour le drame intérieur de la femme et qu’il exprime dans le tableau Aspecta Medusa (1867). Auguste Rodin intègre Méduse dans le groupe La Porte de l’Enfer (1888). Arnold Böcklin la représente vers 1890, puis Carlos Schwabe (1895) et Gustav Klimt (1902). La même année, Camille Claudel crée Persée et la Gorgone. Dans L’Esprit a combattu le mal (1904), Paul Klee inverse les représentations traditionnelles en dessinant Persée de face avec un visage terrible, alors que Méduse est montrée de profil et en plus petit format. Antoine Bourdelle réalise en 1925 une Tête de Méduse, puis Alberto Giacometti en 1935. Le sujet inspire aussi Salvador Dalí (1964).

La Gorgone, film fantastique britannique de Terence Fisher, sort la même année. S’inspirant des histoires de loups-garous, Fisher réécrit le mythe: la Gorgone possède encore un pouvoir de pétrification qui est à son maximum durant les nuits de pleine lune.

Méduse investit la culture contemporaine. Elle figure parmi les 1038 femmes référencées dans l’œuvre d’art contemporain The Dinner Party (1974-1979) de Judy Chicago. Elle y est présentée comme une reine guerrière qui est finalement vaincue par le régime patriarcal grec. Au milieu des années 1980, Keith Haring réalise une série de lithographies intitulées Medusa Head.

Keith Haring, Medusa Head, 1986.

Une image stylisée de la Gorgone sert de logo au couturier et designer italien Gianni Versace qui met en avant la dangereuse attraction de Méduse. À la demande de Gianni Versace, le peintre américain Frank C. Moore (1933-2002) la représente dans le tableau To Die For (1997), sous la forme d’une tête coupée qui, sous les traits du mannequin britannique Kate Moss, apparaiit sur un sol taché de sang. Méduse gît à côté d’une bouteille de parfum Gucci et une photo Polaroid montrant le moment de la décapitation. Se présentant comme une allégorie des relations complexes entre l’art et la mode, le tableau fait également signe vers le destin tragique des créateurs Gianni Versace et Maurizio Gucci, tous deux assassinés.

En 2017, Damien Hirst sculpte une tête de Méduse en or et argent, dans le cadre de son exposition Treasures from the Wreck of the Unbelievable. Cette œuvre réapparait en 2019 dans le cadre de l’exposition temporaire Age of Classics! L’Antiquité dans la culture pop au Musée Saint-Raymond, musée des Antiques de Toulouse. Sur le thème "Dangerous beauties: Medusa in Classical Art", le Metropolitan Museum de New York présente une exposition au cours de l’année 2018.

La figure de Méduse envahit tout autant la culture populaire. Dans la série animée Les Chevaliers du Zodiaque, le chevalier d’argent qui veille sur le sanctuaire possède un bouclier à l’effigie de la Méduse, reprenant le pouvoir de figer instantanément en pierre tout opposant qui le regarde. Dans One Piece, Boa Hancock, Boa Sandersonia, Boa Marigold sont les trois sœurs gorgones de l’équipage des pirates Kuja et de l’île Amazon Lily. Méduse apparaît aussi dans de nombreux jeux vidéo. Dans Call of Duty: Black Ops IIII, les héros doivent libérer une entité mythologique emprisonnée qui se révèle être Méduse.

Pour terminer en beauté, disons enfin qu’on n’est pas près d’oublier l’album que l’ex-chanteuse du duo Eurythmics (qui se souvient du single Sweet Dreams?) sort en 1995 et qu’elle intitule Medusa, avec son mémorable tube No more I love you’s. Annie Lennox, égérie de la "strange attraction" se donne en portrait sur la couverture de l’album.

Au XXIe siècle Méduse atteint effectivement le statut d’une rockstar. Elle est célébrée à un point que ni Hésiode ni Homère n’auraient pu imaginer. Elle est un motif fréquemment représenté dans l’art corporel, les tatouages et les styles de coiffure. Elle hante littéralement notre culture, ancienne et contemporaine. Elle a alimenté des recherches sur le pouvoir du regard, la représentation du féminin, l’angoisse de castration et le rapport au monstrueux.

(À suivre)