Le débat économique au Liban n’a jamais été du niveau requis, non seulement à cause de l’indifférence politique et populaire à l’égard du dossier économique, sauf en période d’impasses critiques comme la phase actuelle, mais aussi en raison des approches distordues et déformées qui ont entaché les politiques économiques libanaises depuis l’indépendance, en 1943 jusqu’à nos jours.

Dissocier la nature du mauvais système économique de la crise profonde actuelle ne semble pas logique. En effet, les causes du grand effondrement sans précédent que nous vivons sont enracinées dans une distorsion massive de ce système, basé sur la rente et la consommation. Un tel système n’encourageait pas le développement des capacités de production et ne permettait pas de profiter des ressources humaines exceptionnelles dont le Liban a toujours bénéficié, et dont la grande majorité a quitté vers les pays d’émigration du monde entier.

La dépendance historique vis-à-vis du secteur des services, des banques, des services financiers et du tourisme, notamment estival, sans accorder beaucoup d’importance à l’agriculture et à l’industrie, a rendu l’économie libanaise extrêmement fragile et vulnérable, l’exposant à la rupture dans les moments de crise politique ou les périodes de conflits sanglants. Elle l’a également poussé à s’appuyer presque entièrement sur des orientations particulières, sans qu’elle ne puisse s’étendre dans de nouvelles directions complémentaires à ces orientations, sans pour autant les annuler ou les marginaliser.

Pourquoi n’a-t-il pas été possible, par exemple, de s’orienter vers des secteurs qui étaient et sont encore prometteurs, comme les technologies de l’information, tout en maintenant l’activité de services qui a caractérisé l’économie libanaise ces dernières années ? N’a-t-il pas été prouvé, avec forces preuves concluantes, compte tenu de ce que Liban connaît actuellement, que la dépendance exclusive vis-à-vis du secteur bancaire et des services financiers s’effondre en des temps records, simplement parce que la confiance s’est évanouie ou perdue pour une raison ou une autre ?

Il ne fait aucun doute que la présence d’un secteur bancaire fort et efficace constitue une nécessité incontournable pour toute activité économique à la lumière de la dynamique d’ouverture internationale, mais elle ne suffit pas pour faire avancer l’économie si elle ne s’accompagne pas d’une renaissance sectorielle dans les domaines qui peuvent distinguer le pays, comme les industries légères et moyennes, l’agriculture et les technologies de l’information.

D’autre part, il faut reconnaître que l’abandon total par l’État de son rôle et de sa fonction sociale équivaut à un suicide politique et social collectif. En Europe et dans le monde civilisé, l’État joue son rôle de régulateur de l’activité économique sans jamais abandonner celui qui le caractérise au niveau du développement équilibré, du développement rural, de la modernisation régulière des infrastructures, de l’attention accordée aux groupes marginalisés et des efforts persistants et continus pour améliorer leurs conditions à travers des mesures étudiées visant à briser le cycle de la pauvreté. Sans parler de la couverture de soins médicaux, de l’assurance-vieillesse et de services de base qui vont de soi (et qui nous manquent encore au Liban), tels que l’énergie, l’eau, les télécommunications, Internet et autres.

Pour que cette approche ne fasse pas l’objet de critiques " bourgeoises " – s’il convient d’employer ce terme -, il est possible de remonter aux expériences européennes au cours desquelles une certaine social-démocratie a été pratiquée, qui a préservé les libertés publiques et la liberté de la presse, d’opinion et de manifestation, et adopté des politiques économiques fondées sur une ouverture étudiée là où il le fallait et le protectionnisme là où il le fallait aussi. Dans le cadre de ces expériences réussies, qui ont atteint des niveaux élevés de bien-être pour la population, les gouvernements n’ont pas supprimé les initiatives individuelles, n’ont pas confisqué le rôle du secteur privé et ne se sont pas impliqués dans tous les domaines de la vie économique et sociale à la manière des anciens régimes communistes. Ils ont plutôt joué leur rôle naturel et nécessaire en assurant l’ordre général de l’économie et en aménageant les relations entre les secteurs public et privé de manière à concilier la préservation des actifs et des propriétés de l’État, d’une part, et la revitalisation du secteur privé et son association à sa gestion selon des mécanismes clairs de transparence et de partenariat, de l’autre.

Il y a un besoin réel et sérieux de reconsidérer de manière radicale et globale les fondements sur lesquels l’économie libanaise s’est construite au cours des dernières décennies, et de mener une recherche approfondie pour la rendre plus juste et équilibrée et plus attentive aux souches pauvres, qui sont devenues plus de la moitié du peuple libanais et ont besoin d’approches et de mécanismes à même de les sortir du cycle de la pauvreté, de la misère et des privations.

On ne peut pas compter sur le fait que l’essor sera possible grâce à la reproduction des mêmes politiques qui ont conduit à l’appauvrissement de masse, comme on l’a connu, sans s’appuyer sur une vision nouvelle qui permettrait de bénéficier des capacités libanaises cachées, de les attirer de nouveau et les employer dans le cadre d’un plan complet basé en même temps sur les caractéristiques différentielles de l’économie libanaise et ses capacités d’expansion future.

La Banque mondiale a décrit l’impasse profonde et actuelle au Liban comme " la plus grave du monde ", et l’a classée comme l’une des trois crises les plus difficiles enregistrées dans l’histoire depuis le milieu du XIXe siècle, après les crises de 1926 au Chili, qui a mis 16 ans à émerger de l’abîme, et de l’Espagne en 1931, du fait de la guerre civile. Le Liban occupe ce rang depuis que son produit intérieur brut est passé de 55 milliards de dollars en 2019 à 33 milliards de dollars en 2020, parallèlement à une de baisse de 40 % du revenu par habitant et une augmentation des niveaux de pauvreté.

À la lumière de cette description, est-il encore possible de dire qu’il n’y a pas urgence à construire une nouvelle économie sur de nouvelles bases ? Cela nécessiterait une volonté politique guidée par des personnalités qui se caractériseraient par leur moralité… et c’est ce qui nous manque au Liban en ce moment, à la lumière de l’aliénation de la décision souveraine et nationale et de la prise en otage du pays et de tout son peuple, entraînés de force sur des voies qu’ils ne souhaitent pas !