Avec toutes les crises que connait le Liban depuis 2019, il n’est pas surprenant que le pays connaisse un nombre croissant de candidats à l’émigration. Une impression de déjà-vu si l’on passe en revue d’autres époques de grande migration au Liban, comme dans d’autres pays ayant traversé des périodes difficiles. C’était prévu, mais ce qui était inconnu, c’était l’ampleur du phénomène.

C’est toujours une grande inconnue d’ailleurs deux ans et demi après le déclenchement des crises (financière, Covid, explosion du port…). Les statistiques, sorties de partout et de nulle part, manquent terriblement d’un minimum de crédibilité concernant le nombre effectif de départs. Surtout qu’il y a une différence fondamentale entre ceux qui partent en Australie et ceux qui trouvent un poste en Arabie. Il faut donc nous contenter d’un aperçu qualitatif à défaut de données quantitatives suffisantes – en commençant par une question primordiale : est-ce que l’émigration est bénéfique économiquement ?

De la théorie à la pratique 

Selon une étude réalisée par Robert Whaples, professeur d’économie à l’université de Wake Forest, Caroline du Nord (USA), 90% des économistes sont en faveur de l’externalisation du travail vers les pays étrangers. D’abord, les émigrés aident leur pays d’origine en envoyant des fonds, tout en permettant aux économies des pays d’accueil de croitre.

Les pays développés ont favorisé, à différents degrés selon les époques, l’immigration pour accélérer leur reprise économique, combler certains manques, ou attirer des cerveaux. Près de 45% des entreprises du Fortune 500 ont été fondées par des immigrés. Et Dubaï doit aux expatriés sa prospérité foisonnante.

Envers de la médaille

Mais tout n’est pas positif dans cette migration plus ou moins forcée. Les contrecoups sont légion, et prévisibles : le pays se vide de ses compétences ; la création d’entreprises ralentit ; l’investissement financier dans l’éducation est perdu pour le pays – et on risque de tomber dans le cas typique du ‘syndrome hollandais’ (Dutch Disease en anglais).

De quoi s’agit-il ? En fait, c’est un phénomène courant dans un pays qui reçoit régulièrement une source d’argent non généré par la production de plus-value. Le cas typique est le pétrole qui est découvert dans un pays donné, générant des revenus confortables, qui sont juste utilisées pour la consommation, négligeant ainsi le développement de la plus-value locale dans d’autres secteurs productifs. On cite souvent les pays du Golfe au cours des premières années de la découverte du pétrole comme des exemples de ce syndrome, avant qu’ils se mettent sérieusement à développer leurs économies et diversifier les sources de revenus.

Selon une étude de la Banque mondiale de 2018-2019, le Liban a développé une forme vicieuse du syndrome hollandais car trop de familles et de secteurs dépendaient de l’afflux annuel des rémittences des expatriés, lesquelles servaient à doper la consommation plutôt que l’investissement.

Et ce phénomène, qui est donc antérieur à la crise qui s’est déclenchée en 2019, continue avec plus d’acuité de jour en jour, touchant tous les corps de métiers. Un sondage réalisé par Arab Youth révèle que 77% des jeunes Libanais souhaitent quitter le pays.

De l’argent en compensation

Concernant l’envoi des fonds, ces fameuses rémittences ont toujours oscillé en moyenne entre 6 et 7 milliards de dollars par an, représentant 12% à 15% du PIB. Avec la dégradation de ce dernier de 55 milliards de dollars en 2018 à juste 22 milliards en 2021, les rémittences, si elles continuent au même rythme, ont toutes les chances de représenter près de 30% du PIB, presqu’un record mondial.  Bien que les envois de fonds puissent aider l’économie libanaise à absorber les chocs, rien ne prouve qu’ils servent de moteur de croissance car, encore plus qu’avant, ce sont des revenus qui servent, selon les études empiriques disponibles, à la consommation plutôt qu’à la production ou la création d’entreprises. Pour comble de préjudice, les employeurs se plaignent déjà d’une pénurie de travailleurs hautement qualifiés, ce qui freine le développement des entreprises déjà existantes.

Au train où vont les choses, on risque d’avoir un phénomène encore plus vicieux : une bonne partie des fonds envoyés sert à financer l’éducation pour préparer ainsi les jeunes, une fois leur éducation terminée… à émigrer à leur tour. On en arrive à un système où l’on produit et exporte de la main-d’œuvre, plutôt que la valeur ajoutée produite avec cette main-d’œuvre.

Bilan controversé

Comment évaluer donc l’exode libanais ? Charbel Gereige, membre de l’Institut libanais pour les Études de Marché (Lebanese Institute for Market Studies, ou LIMS) et qui réside au Royaume-Uni, tente d’y répondre : ‘’Les personnes qui partent sont plus récompensées en termes de richesse, de prospérité, de stabilité, de qualité de vie, de perspectives de croissance, d’expérience. Si elles reviennent un jour, elles feront profiter le pays de leur argent et leur compétence. Elles pourront ainsi créer des entreprises à haute valeur ajoutée lorsque la situation politique sera favorable. L’apport général sera dans ce cas positif.’’

Mais qu’en est-il du côté négatif ? M. Gereige pense que le Liban a du mal à récolter les fruits d’une main-d’œuvre prometteuse, car l’ambiance n’encourage pas les gens à libérer leur potentiel. ‘’Certaines personnes dans le bon environnement, avec les bons catalyseurs et le bon soutien, peuvent exceller et, à elles seules ou dans un petit groupe, soulever toute une société ou même changer le monde.’’

Pour résumer ces propos, on peut mettre en exergue cette équation – qu’on peut d’ailleurs chiffrer au cas par cas : si l’environnement dans un pays permet la pleine exploitation du potentiel d’un individu, il serait plus profitable qu’il s’y investisse plutôt que d’émigrer et d’envoyer une partie de ses revenus. Dans le cas contraire, une expatriation est plus indiquée – en espérant qu’elle ne soit pas définitive.