Les véritables histoires des familles libanaises sont mentionnées succinctement ou en détail dans de vieux manuscrits. Mais étant écrits en caractères syriaques, ils devenaient indéchiffrables pour les Libanais du XXᵉ siècle. Avec le temps et l’acculturation, des théories se sont développées, dépourvues de tout fondement scientifique.

Dans un précédent article, nous avons énuméré les différents groupes d’anthroponymes relatifs au Mont-Liban. Un premier ensemble concernait les terminaisons en El, renvoyant à Dieu en phénicien, tel que Mikhael, Gabriel, Charbel ou Daniel. Un second groupe est celui des noms syriaques d’origine grecque et qui finissent par os, comme Andraos, Kiryllos, Marcos ou Ignatios. Et enfin, les noms sans suffixes particuliers, mais dont l’identité syriaque est décelée par leur signification, tels que Yammine (les justes), Ferzlé (ferronier), Chalhoub (flamme), Qordahi (métallurgiste) ou Keyrouz (prêcheur).

Le patriarche Estéphans Douaihy.

Les noms arabes

Avec la période mamelouke qui incarne le premier génocide du Liban, les prénoms arabes ont fait leur entrée dans la société pour ensuite se transformer en patronymes lors de la séparation des familles en différentes branches. Le patriarche Estephanos Douaihy raconte à cet égard que les chrétiens, traumatisés par les assassinats perpétrés par les Mamelouks, avaient commencé à donner des prénoms arabes à leurs enfants dans l’espoir de les soustraire au danger.

Comme l’a remarqué Amin Maalouf dans Le rocher de Tanios, cette coutume s’est développée essentiellement en milieux élitistes, alors que la paysannerie restait fidèle aux noms des douze apôtres, des saints et des prophètes de l’Ancien Testament. Qoriaqos, Kiryllos, Antonios, mais aussi Daniel, Élychaa (Élysée) ou Achaaya (Isaïe), devenaient caractéristiques du peuple ordinaire, alors que la noblesse se tournait de plus en plus vers les prénoms arabes. Ce phénomène s’est accru au XIXᵉ siècle lorsque les princes Chéhab, en se convertissant au christianisme, ont choisi de maintenir le répertoire familial antérieur. Le prénom arabe devenait ainsi synonyme de noblesse.

Le titre de cheikh

Avec la fin de l’oppression mamelouke et le début de la période ottomane en 1516, les chrétiens pouvaient se redéployer vers les régions méridionales et reconstruire leurs villages dévastés. Aussi les Ottomans ne recherchaient-ils pas la domination directe, mais employaient des familles locales qui servaient d’intermédiaires pour la collecte des impôts. Ces familles recevaient aussitôt le titre de cheikh, y compris dans les cas où elles étaient chrétiennes.

Avec le temps, la noblesse ainsi créée, cherchait à légitimer ses titres, en l’occurrence celui de cheikh, en tentant de puiser aux sources de l’Arabie. C’est ainsi que plusieurs familles dont les Khazen, Gemayel, Hachem, Dahdah, Assaf, etc. se sont inventés des origines remontant parfois à la tribu du prophète de l’Islam. Pour se faire une idée concrète de ce curieux phénomène de falsification, nous prenons à titre d’exemple le cas de la famille Hachem de Aqoura.

Texte garshouné manuscrit du patriarche Estéphanos Douaihy.

La falsification de l’histoire

Certaines versions infondées voudraient la faire remonter à la tribu du prophète, ou à Hachem al-Ajamy à qui l’émir turcoman Mansour Assaf avait confié la gouvernance du pays de Jbeil. Or les patriarches maronites nous racontent tout autre chose dans leurs chroniques. Le patriarche Paul Massad mentionne le diacre Thomas du Mont-Liban comme aïeul de cette famille.

Par crainte des Mamelouks, nous dit encore le patriarche Estéphanos Douaihy, le diacre Thomas avait choisi pour ses fils des prénoms arabes. Il les avait appelés Ayoub et Fadoul. Le patriarche nous apprend aussitôt qu’en 1534, ces deux frères se sont installés au monastère de Mar Adna, siège épiscopal de Ain-Qoura (Aqoura). Ayant bien géré les affaires du village, le délégué du wali de Damas leur a octroyé le titre de cheikh. Ayoub a ensuite eu trois fils qu’il a nommés Hachem, Daher et Raad. Hachem a pris la tête de la famille qui a fini par porter son nom avec le titre de cheikh. Les membres de cette famille sont donc descendants du diacre Thomas et n’avaient jamais porté ce nom avant le XVIᵉ siècle.

Des histoires modestes

Un autre exemple serait celui des Abillama qui, selon Fouad Ephrem Boustany, n’étaient nullement introduits au Liban. Il s’agirait, soupçonne-t-il, d’une famille locale de confession syriaque jacobite qui serait passée à la religion druze puis à nouveau au christianisme syriaque, mais dans sa version maronite cette fois-ci, puisqu’entre temps, l’Église jacobite n’existait plus au Liban.

Les histoires attestées dans les manuscrits syriaques ou garshouné se ressemblent ainsi toutes. Elles ramènent constamment les légendaires épopées des supposés glorieux cavaliers du désert, à une vérité beaucoup plus rudimentaire, modeste et humble. Les chroniques des patriarches, évêques ou moines nous renvoient fatalement à la simple réalité de montagnards ordinaires qui, pour diverses raisons, se sont trouvés dotés de titres de noblesse.

Un habitant du Mont-Liban.

L’acculturation

Avec le temps et l’acculturation au niveau de l’histoire et de la langue syriaque, des théories se sont développées, dépourvues de tout fondement scientifique. Les véritables histoires de ces familles sont mentionnées succinctement ou en détail dans de vieux manuscrits. Mais, étant écrits en syriaque ou en garshouné, ils devenaient indéchiffrables pour les Libanais du XXᵉ siècle. C’est aussi en ce temps-là précisément que se développait l’idéologie arabiste mise en vogue par certains milieux dont celui de l’Université américaine de Beyrouth avec notamment l’historien Kamal Salibi. L’ignorance de la langue des ancêtres a rendu les sources historiques inaccessibles, donnant libre cours à de multiples théories, et produisant un effet de table rase susceptible d’accueillir toutes sortes d’idéologies.

C’est Joseph Staline qui avait compris l’étendue des possibilités politiques que pouvait lui assurer le phénomène d’acculturation. Et puisque ce processus commence toujours par la suppression de la langue, il avait entrepris dès 1936 une réforme des langues parlées dans l’Union soviétique, leur imposant l’alphabet cyrillique. Puis le 13 mars 1938, il passait à la vitesse supérieure en décrétant l’apprentissage obligatoire de la langue russe dans tous les États fédérés. Ces réformes étaient accompagnées de la suppression physique des intellectuels.

Avant d’en arriver à la langue, c’est l’imposition de l’alphabet cyrillique que Staline considérait comme l’étape fatale et essentielle dans le processus d’effacement culturel, et donc d’ablation de la conscience identitaire. Il se rendait compte que les langues locales ne disparaîtraient jamais de l’intérieur des foyers. Mais à quoi leur servirait la maîtrise du vocable lorsqu’ils ne pourront plus déchiffrer son écriture? C’est ainsi que les populations soumises, ignorant leur alphabet, n’auraient plus accès à leur histoire.

Le garshouné dans lequel est préservée notre histoire n’est autre que de l’arabe ou même du libanais écrits en caractères syriaques que les écoles n’enseignent plus. Ce garshouné entraîne donc dans son profond abîme amnésique, l’histoire, l’écriture et la culture. Ce qui a été pensé et planifié en URSS s’est produit inconsciemment, mais sûrement et inévitablement au Liban.