À l’heure où les pourparlers sur le nucléaire iranien se poursuivent à Vienne entre Téhéran et la communauté internationale, et au-delà des déclarations des différentes parties et des rumeurs contradictoires concernant l’avancée des échanges, des sources diplomatiques occidentales proches du dossier indiquent que l’Iran, sous la pression des délais, exploite trois dossiers chauds de la région pour améliorer ses conditions de négociation: le Yémen, l’Irak et le Liban.

Après les attaques menées par l’Iran contre les pays du Golfe par le truchement des Houthis, à partir du Yémen, une dynamique américano-française a été amorcée pour enrayer une escalade régionale en bonne et due forme. L’objectif serait d’empêcher l’arrivée de tous genres d’armes aux rebelles en raffermissant le contrôle sur les zones maritimes et en installant un système de radars ultra développé contre les missiles balistiques et les drones qui neutraliserait les attaques des Houthis contre les pays du Golfe.

L’Irak constitue une autre arène de confrontation, où se déploient d’autres groupuscules, armés et financés par Téhéran. À Bagdad, ces forces empêchent désormais l’élection d’un président de la République et la formation d’un cabinet, et tentent d’imposer leurs candidats au sein des deux pôles de l’Exécutif, exactement comme l’a fait le Hezbollah au Liban.

Au Liban, le Hezbollah use de son excédent de puissance pour maintenir son emprise sur les institutions libanaises et œuvrer au report des élections législatives, contrairement à ce qu’il prétend. Le parti craint en effet une déroute de ses alliés au scrutin qui lui ferait perdre la majorité confortable dont il dispose, notamment grâce à la loi électorale taillée sur mesure pour lui, comme en 2018. D’autant qu’il se considère comme faisant l’objet d’une attaque ciblée venant de toutes parts, aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. Cependant, une théorie voudrait que la milice soit incapable d’empêcher la tenue des élections seule, compte tenu du fait que cela nécessite une décision internationale. Sauf s’il a recours à un événement sécuritaire de grande envergure, une crainte qui monte crescendo dans les cercles diplomatiques et politiques.

Selon des sources politiques bien informées, le signe qu’une solution aux crises de la région, y compris celle du Liban, est en marche, partira de l’Irak. D’où l’importance stratégique de ce pays, où l’Iran pèse de tout son poids pour préserver sa tutelle, en obstruant l’élection présidentielle et la formation d’un gouvernement.

À Beyrouth comme à Bagdad, Téhéran fait face à une fronde chiite contre son hégémonie sur la communauté et l’ensemble de la société, paupérisée à souhait et exposée à tous vents. Une fronde qui s’inspire de la tradition chiite historique étatiste, très profondément ancrée au sein de l’histoire de la communauté dans les deux pays, sur fond de clivage politique entre l’école de Najaf et celle de Qom.

La 1559 en épée de Damoclès 

Au Liban, l’heure de l’application de la résolution 1559 du Conseil de sécurité a sonné. Le Hezbollah tente d’échapper à cette fatalité depuis 2005. À l’époque, il avait fait une opération de chantage aux forces du 14 Mars: l’accord quadripartite aux élections législatives en échange de la redynamisation des institutions, compte tenu du fait que son pouvoir lui permettait déjà de verrouiller plus ou moins la communauté chiite en termes de représentation électorale.

Puis, en 2006, les ambitions présidentielles du général Michel Aoun, auréolé de sa victoire législative de 2005 dans les régions chrétiennes, avaient permis au parti chiite, par le biais du document d’entente de Mar Mikhaël avec le Courant patriotique libre, d’assurer une couverture national conséquente à son arsenal.

À la suite de cela, l’excédent de puissance s’était manifesté aussi bien à travers les assassinats politiques et les expéditions punitives que des moyens plus insidieux: des cabinets d’union nationale garantissant le tiers de blocage au parti et ses alliés, des  dialogues bilatéraux et des compromis vaseux avec le 14 Mars, et une couverture systématique des armes obtenue sous la contrainte dans les déclarations ministérielles des cabinets successifs grâce au triptyque “peuple-armée-résistance”…

Partant, depuis la révolution du Cèdre et le retrait de l’armée syrienne en 2005, le Hezbollah tente par tous les moyens de se protéger contre la 1559, dont l’application – avec les résolutions 1680 et 1701 et la déclaration de Baabda – est redevenue aujourd’hui une revendication arabe et internationale, à travers la déclaration conjointe franco-saoudienne de Jeddah, la déclaration du Conseil de coopération du Golfe à Riyad, l’initiative koweïtienne et la récente déclaration présidentielle du Conseil de sécurité de l’ONU, qui, signée par les 15 pays-membres, à valeur exécutoire. Cette déclaration intervient, du reste, à la veille de la réunion spéciale du Conseil sur le Liban prévue à la mi-mars.

L’étau se resserre donc sur le Hezbollah, qui voit dans le torpillage des élections une opportunité de modifier le cours des événements et d’imposer par anticipation un nouvel accord politique en sa faveur sur l’étape à venir, notamment sur l’élection présidentielle, avant les prochaines législatives.

Lors de son entretien mardi à la chaîne télévisée al-Aalam, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a défendu la politique de l’Iran dans la région et le rôle du Hezbollah comme parti de la “résistance”, afin de “garantir la protection du Liban contre les agressions israéliennes”. Le leader du Hezbollah s’est défendu de tout suivisme vis-à-vis de l’Iran, en affirmant: “Donnez-moi un exemple qui prouve que le Hezbollah a mené une action qui soit dans l’intérêt de l’Iran et pas celui du Liban”. Il a sans doute oublié que sa formation paramilitaire se trouvait sur tous les fronts de la région: en Syrie, en Irak et au Yémen. Sans oublier les cellules démantelées au Koweït, ou ailleurs, en Europe de l’Est, voire en Amérique du Sud… “L’intérêt du Liban” est-il assuré dans toutes ces aventures?

Baisse de régime et volonté de deal préalable 

La rhétorique du patron du Hezbollah est désormais insuffisante pour convaincre ceux au sein de la communauté chiite, qui, hors du noyau dur du parti, sont désormais confrontés tous les jours aux sinistres réalités de la crise sociale et économique. Certes, les tentatives vont bon train pour essayer de diaboliser les adversaires en vue de mobiliser les troupes et de réveiller l’esprit de corps sectaire. La mémoire de la guerre est ainsi ravivée et les Forces libanaises de nouveau stigmatisées et accusées de s’entraîner et de s’armer pour déclencher les hostilités.

L’objectif de toutes ces manœuvres est de détourner l’attention de la fronde populaire qui vise à présent la formation chiite. D’autant que la popularité de ses alliés est également mise à mal. Le CPL est ainsi en chute dans les sondages et paie principalement le prix de la faillite de l’État empêché, du fait de l’hyperpuissance du Hezbollah et de son hégémonie sur le pouvoir de décision nationale.

Le “tsunami” populaire de 2005, comme l’avait qualifié à l’époque le chef du Parti socialiste progressiste Walid Joumblatt, se perd désormais en vaguelettes dans l’écume des jours. Du haut de ses 80 % de voix chrétiennes en 2005, le parti aouniste se trouve à présent au creux de la vague, avec une chute de 60 % dans les sondages, selon les spécialistes. Or pour de nombreux cadres aounistes qui se sont éloignés du CPL, c’est essentiellement le Hezbollah qui, par le biais de sa politique de blocage institutionnel systématique, a sabordé le mandat Aoun.

Des sources politiques proches de la banlieue sud indiquent que, pour avoir lieu, les élections législatives ont besoin de reposer sur un consensus politique préalable, “afin de ne pas déboucher sur des divisions et des affrontements”. Aussi le Hezbollah réclame-t-il un marché global incluant la présidentielle, pour éviter d’entrer dans l’inconnu.

Et pour cause: le parti chiite ne peut plus imposer son candidat à Baabda, comme il l’avait fait en 2016, estiment des sources de l’opposition. Il dispose cependant encore d’un droit de véto pour assurer l’élection d’une personnalité qui ne lui soit pas hostile. Le vent a tourné et les équilibres ne sont plus les mêmes. D’où la solution radicale, au cas où un tel accord préalable n’est pas trouvé, de torpiller les élections. Néanmoins, dans ce cas de figure précis, le parti chiite ne ferait qu’accélérer paradoxalement sa propre chute, en ouvrant la voie à une intervention au forceps pour l’application des résolutions de l’ONU sous le parrainage de la communauté internationale.