Tout peut paraître spontané, mais rien n’est jamais innocent dans le populisme. Le violon d’Ingres des populistes est l’art de la mise en scène, mais brouillonne, fiévreuse, intempestive, gesticulante, contrairement à leurs cousins totalitaires, dont ils envient, sur la forme, le sens de la hiérarchie, de la rigueur et de la discipline, tant convoités, mais néanmoins cimes impossibles à atteindre. Ainsi en a-t-il toujours été, ainsi en sera-t-il éternellement. Y compris au Liban.

La petite mise en scène “spontanée”, mercredi, à l’occasion de l’office de la Saint Maron et au cœur de l’église du même nom pour la petite gloriole du président de la République Michel Aoun sous un crépitement d’applaudissements n’est pas sans évoquer dans ce sens l’une de ses scènes décapantes de L’Automne du patriarche de Gabriel Garcia Marquez, sans doute l’un des plus grands romans de la seconde moitié du XXe siècle, consacré à la décadence grandiose d’un tout petit dictateur d’Amérique du Sud.

Pour les familiers de l’historique du général Aoun, l’incident de la Saint Maron, dans sa dimension tonnante et ronflante, n’a rien de surprenant. L’ex-chef du Courant patriotique libre est familier de ce genre de gestes subversifs, propre à une culture politique de la fine fleur du pavé – ne s’est-il pas toujours vanté devant plusieurs de ses visiteurs de “faire sa politique tous les matins grâce à son coiffeur” ? C’est constamment en faisant le plus de bruit possible, à l’aide de masses partisanes dédiées corps et âme – mais qui, fort heureusement, se réduisent au fil des exploits incalculables du “Liban fort” et du “mandat fort” comme peau de chagrin – qu’il a voulu intimider ses adversaires, sans hésiter, au passage, à utiliser un langage de charretier censé être un gage de franchise, de transparence et de simplicité à même de le rapprocher de ses bases.

La rhétorique propagandiste des populistes est simple : elle n’a pas besoin de faire appel à la raison, pas même à une idéologie : elle se contente d’exciter les instincts les plus bas et les plus vils de l’âme humaine, en manipulant à souhait les besoins de l’individu, notamment en sécurité et sa peur de l’autre. Une bonne dose de haine, de paranoïa et de mégalomanie, et le tour est joué. La formule populiste manque en effet d’originalité, de brio, dans la mesure où, une fois de plus, elle ne représente qu’une frustration globale de ne pas avoir plus de puissance, qui pourrait l’ériger, sur l’échelle de l’autocratie, au rang des totalitaires. Par défaut, dans l’impossibilité de mimer proprement les autres, il faut se contenter de les singer : l’exemple Mussolini-Hitler est suffisamment évocateur à cet égard.

Mais revenons-en à la démonstration de faiblesse de la Saint Maron, dont l’objectif était à l’évidence de rappeler, en toute spontanéité bien sûr, à toute la République, alliés comme adversaires, qui est le Duce adulé des masses enfiévrées, au cas où les Libanais auraient oublié, État post-failli oblige, qu’ils ont encore un chef de l’État au gouvernail. Mais il s’agissait aussi et surtout d’un geste politique, anticipant l’homélie-réquisitoire du patriarche maronite, Mgr Béchara Raï.

Le aounisme est loin d’en être à sa première incartade dans ses rapports avec l’Église maronite. Le propre du populisme est de réduire le domaine du sacré à la seule dimension de son chef, qui en devient la référence morale absolue. Ce qui, dans le cas du comportement partisan aouniste en général, explique malheureusement beaucoup de choses. Faut-il rappeler qu’en 1989, en raison de la caution apportée par le patriarche Nasrallah Sfeir à l’accord de Taëf, une foule endiablée avait saccagé le patriarcat, molesté Mgr Sfeir qui tentait de la raisonner, avant d’aller déposer les portraits du général Aoun, à l’époque chef du gouvernement militaire de transition, sur le fauteuil patriarcal ? Débordement ou manifestation d’intimidation parfaitement orchestrée ? Comme d’habitude, les milieux “responsables” aounistes, dans le déni, accuseront longtemps des “éléments incontrôlés”, appartenant dans ce cas aux Forces libanaises, d’avoir exploité la colère de la foule pour agresser le patriarche Sfeir et ternir l’image du aounisme. Un autre attribut du populisme, c’est son manque de courage à assumer ses actes, couplé à une perversion qui le conduit systématiquement à accuser les autres de ses propres faits au nom d’une machination cosmique et diabolique.

De retour d’exil en 2005, celui qui célébra des messes improvisées au palais de Baabda durant la période 1988-1990 en se plaçant au centre de l’office, comme s’il était lui-même le Christ en croix, signera pourtant son forfait en se proclamant " le patriarche politique des chrétiens”, attaque frontale contre les principes souverainistes et libanistes défendus par Nasrallah Sfeir à l’heure où le chef du CPL optait pour l’alliance des minorités et son corollaire, le culte de Saint Maron à Brad – ou, en fait, de Saint Bachar à Damas. Dans l’esprit populiste, l’humiliation de l’ennemi est un moyen de compenser sa propre infirmité, aux yeux des masses qui, in fine, sont les seules à pouvoir élever, transcender la personne. Le rapport est d’autant plus compliqué que la foule et son messie autoproclamé finissent par former un seul corps, dans une relation presque érotique. En exaltant les foules, le leader populiste, comble un vide, une frustration originelle, se revalorise, se fait plaisir à lui-même…

Naturellement, les chantres du aounisme évoqueront, pour défendre l’attitude de leur chef vis-à-vis de l’Église, le cas des relations complexes entre Camille Chamoun, plein de verve et haut en couleur, et le patriarche Méouchi. Mais Chamoun n’avait rien à compenser, que ce soit du point de vue de l’intellect ou de la beauté, de la prestance, de l’élégance physique. Son langage fleuri n’ôtait rien à ses capacités de diplomate.

En dépit du conflit, sa relation avec Mgr Méouchi ne sortit jamais d’un certain code d’honneur politique : elle s’inscrivait dans le cadre d’une tension historique entre le pouvoir temporel, incarné par les leaders politiques maronites, et le pouvoir spirituel, comme autorité de référence morale ou boussole, qui aspire parfois à déborder, par certains aspects, dans le champ politique, surtout en périodes de crises existentielles. Mais elle ne visait pas à réduire le champ du divin tout entier à sa propre dimension, dans une forme de néopaganisme pseudo-hérétique, comme le fait le aounisme depuis son émergence. La propension de l’ex-chef du CPL, qui est pourtant un homme disposant d’une certaine culture, à se cantonner dans les références à l’Évangile dans ses entretiens (quand il n’évoque pas le folklore populaire des Rahbani dans une quête permanente de satisfaction d’une certaine fibre émotionnelle chrétienne), en taxant tous ses adversaires et tous ceux qui l’ont déçu ou lâché de “Judas”, est fort révélatrice dans ce sens.

Le plus triste dans l’histoire, c’est que la petite agitation organisée pour incommoder le patriarche Raï et sans doute rassurer le président de la République quant à l’état de sa popularité – mais est-il à ce point maintenu dans le déni de ce qui se déroule réellement dans le pays dont il assume la fonction présidentielle ? – a donné exactement l’inverse de l’effet escompté. Pas tant par son côté sacrilège d’idolâtrer quelqu’un dans la maison de Dieu – après tout, une fois de plus, éduquer le populisme relève de l’impossible – mais dans celui de glorifier un leader politique messianique qui est désormais à l’extrême contrebas, au plan populaire, du paradis où il pense se trouver. Résultat : la gamme des sentiments est vaste en réaction à ce chahut pathétique et va de la nausée à la pitié.

Au terme du mandat Aoun, l’hiver 2022 est effectivement infernal dans sa rudesse. Et pas que pour le peuple libanais.