La commémoration du 17e anniversaire de l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri a un goût différent cette année à Tripoli, deuxième plus grande ville au Liban, à majorité sunnite. Les soucis socio-économiques, les difficultés au quotidien et la peur de lendemains qui s’annoncent moroses prévalent.

Dans les rues de ce chef-lieu du Liban-Nord, ce lundi 14 février 2022 ressemble à tous les jours qui le précèdent. Les gens vaquent à leurs occupations et la journée s’étire en longueur. Aucun portrait nouveau de Rafic Hariri ou de son fils Saad, le chef du Courant du Futur, qui a annoncé le 24 janvier dernier qu’il suspendait sa participation à la vie politique et parlementaire. D’anciens portraits défraîchis par le temps et les éléments sont en revanche toujours là, témoins de l’appartenance politique de Tripoli qui a régulièrement constitué un soutien indéfectible aux Hariri, même si au fil des ans, d’autres figures politiques plus ou moins hostiles à la ligne politique du leader sunnite sont apparues, dont d’anciens alliés qui lui reprochent une stratégie trop consensuelle.

Lundi matin, plusieurs bus transportant des partisans tripolitains du Courant du Futur se sont rendus à Beyrouth, le temps que leurs occupants se recueillent devant la tombe du fondateur du parti, avant de les ramener sans tarder chez eux. La contribution tripolitaine à la commémoration du 14 février 2005 s’arrête là.

À l’amertume sobrement exprimée par Saad Hariri vis-à-vis d’alliés et de partenaires politiques le 24 janvier dernier, fait écho aujourd’hui une même amertume tripolitaine, populaire et politique, mais dont les causes trouvent parfois leur origine ailleurs. Il y a ceux qui considèrent que le retrait de Saad Hariri va laisser un vide difficile à combler, le Courant du Futur représentant à leurs yeux un poids politique irremplaçable que les urnes vont mettre en avant. Il y a aussi ceux qui estiment que le Courant du Futur n’est plus le même depuis l’assassinat de son fondateur. Parmi ceux-là, l’ancien député Misbah Ahdab, qui reproche à son héritier politique, Saad Hariri, de s’être laissé entraîner dans une politique qui a marginalisé les institutions de l’État au profit des chefs communautaires. Un reproche qu’on entend également dans les rues de la capitale du Nord où l’on se désole de l’absence de l’État, de l’absence de projets pour Tripoli et le Liban-Nord en général, et d’un compromis avec les tueurs de Rafic Hariri, en allusion au Hezbollah. "Les slogans pompeux ne portent plus. Ils ne peuvent pas galvaniser la rue sunnite qui, dans sa majorité, espérait un jugement des meurtriers de Rafic Hariri et non pas un compromis avec eux", entend-on dire. "La majorité des Tripolitains sont pour la limitation des armes aux forces légales. Ils veulent en finir avec l’hégémonie des armes du Hezbollah", soulignent ceux qui ne cachent pas leur déception vis-à-vis du Courant du futur, que ce soit au niveau économique ou politique.

"S’il était encore vivant, nous n’en serions pas là"

Ces gens-là restent cependant attachés à la mémoire de Rafic Hariri, dix-sept ans plus tard. "S’il était vivant, nous n’en serions pas là aujourd’hui, grâce à ses relations arabes et internationales que nul autre responsable libanais n’entretenait", disent-ils. Et c’est cet attachement à sa mémoire qui entretient, aujourd’hui encore, leur fidélité à l’égard du Courant du Futur qu’ils continueront d’appuyer, tant que "la menace" du Hezbollah persiste.

Membre du Courant du futur, Nasser Adra explique ainsi que la décision de Saad Hariri de suspendre son activité politique est intervenue "après un examen approfondi de la situation politique au Liban lorsqu’il a réalisé qu’un changement est impossible à travers les élections, en présence de formations qui pratiquent l’hégémonie par la force" de leurs armes. Il rend un hommage particulier à Rafic Hariri, "un leader qui s’est tenu toujours aux côtés de la population et qui nous manque beaucoup aujourd’hui".

Tripoli amertume nostalgie

L’ancien président du syndicat des enseignants, Nehmé Mahfouz, est persuadé pour sa part que le legs de Rafic Hariri qui "militait pour la démocratie et la diversité dans un Liban qu’il voulait reconstruire" se poursuit à travers l’opposition à l’hégémonie des armes du Hezbollah.

Non loin des valeurs défendues par le Courant du Futur, des Tripolitains indépendants s’engagent dans la bataille électorale que le parti de Saad Hariri boude, sur instruction de son chef. La société civile est très active dans cette ville dont le rayonnement durant le soulèvement du 17 octobre 2019 a dépassé les frontières locales.

Une des nouvelles figures tripolitaines qui s’apprêtent à s’engager dans la bataille électorale, Ihab Matar, souligne d’emblée l’héritage " énorme " de Rafic Hariri " à qui l’on doit la reconstruction du pays et l’enseignement d’un grand nombre de jeunes après la funeste guerre civile ". Mais pour lui, l’heure aujourd’hui est au changement, notamment à Tripoli " que ses responsables étaient supposés faire sortir de la pauvreté et booster économiquement ". Ihab Matar semble regretter la décision de Saad Hariri de suspendre son activité politique, affirmant qu’il aurait souhaité qu’il " œuvre pour améliorer la situation au Liban ". " Nous devons tous assumer des responsabilités en ces périodes difficiles ", note-t-il, en estimant que si la rue tripolitaine n’a pas trop réagi à la décision de Saad Hariri, c’est parce que ses soucis sont ailleurs, avec les défis du quotidien.

Tripoli amertume nostalgie

L’assassinat de Rafic Hariri est un coup fatal porté au projet de reconstruction, au Liban démocratique, diversifié, au Liban-message. Dix-sept ans plus tard, le retrait de Saad Hariri est venu prouver qu’en présence des armes, d’un mini-État et de cette structure politique, il n’est pas possible de préserver le Liban, de lancer des réformes et de rétablir le rôle arabe et international du Liban, ce Liban qui est membre fondateur de la Ligue arabe et des Nations unies. Ce rôle lui a été arraché. L’axe de la moumanaa a pris le pays ailleurs. Nous ne pouvons que poursuivre notre action pour récupérer l’État hypothéqué. Nous voulons un État maître de ses décisions, qui contrôle ses frontières et ses ports et qui redonne à son peuple sa dignité et son prestige tout en réformant l’économie.