" La proposition de loi sur l’indépendance de la justice, renvoyée lundi en commission parlementaire par la Chambre, comprenait entre autres une réforme importante en matière de nominations judiciaires ", analyse un ancien ministre opposant au pouvoir. 

La Chambre a renvoyé lundi la proposition de loi relative à l’indépendance de la Justice à la commission de l’Administration et de la Justice pour une raison de forme, sans s’attarder sur le fond d’une réforme cruciale, après deux ans d’étude en commission.

Ce renvoi s’est fait à la demande du ministre de la Justice, Henri Khoury, proche du président de la République. Il a argué auprès du président de la Chambre, Nabih Berry, n’avoir reçu la version finale du texte que trois jours avant l’assemblée plénière. Il a aussi contesté l’absence du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), au même titre que le ministère, lors de la finalisation du projet par la commission compétente.

La demande de M. Khoury a été accueillie favorablement par le chef du Législatif, non sans susciter l’opposition du député Georges Adwan (Forces libanaises), président de la commission de l’Administration et de la Justice qui avait soumis la mouture finale au vote de la Chambre le 18 décembre 2021.

Devant ses collègues puis lors d’un point de presse à l’issue de la séance, M. Adwan a fait valoir que le ministère de la Justice avait déjà étudié le texte de loi et communiqué ses remarques à la commission, en la personne de la ministre sortante à l’époque, Marie-Claude Najem. " Le principe de continuité du service public ne s’applique-t-il donc pas ? ", s’est-il demandé.

Mme Najem avait effectivement reçu une dernière mouture de la sous-commission en juin 2021, et réuni un comité ad hoc de magistrats pour l’examiner, avant de présenter ses remarques écrites en août.  Mais le ministre actuel conteste le fait que la proposition de loi ait été remaniée une nouvelle fois par la commission de l’Administration en novembre sans qu’elle ne lui soit communiquée, en tout cas pas dans l’immédiat.

Pour rappel, le texte initial avait été présentée par la Coalition pour l’indépendance de la justice (collectif d’ONG) au bureau de la Chambre en juillet 2018, examinée par la Commission de l’Administration et de la Justice puis par une sous-commission relevant d’elle, à laquelle le ministère de la Justice et le CSM avaient pris part activement.

Procédure participative contestée  

Pour Ici Beyrouth, M. Adwan insiste sur " la méthode participative " adoptée dans l’élaboration du texte.  " Je suis surpris par le renvoi de la proposition parce que je pensais avoir tout préparé pour qu’elle passe ", ajoute-t-il.

" La Commission de l’Administration et de la Justice a pris en compte toutes les remarques recueillies en deux ans, selon la procédure en vigueur. J’ai tenu à dresser un tableau comparatif incluant la proposition dans sa formule initiale, puis telle que revue par la sous-commission, ainsi que les avis de chaque groupe parlementaire, du ministère de la Justice et des associations civiles ", explique M. Adwan à Ici Beyrouth.

Mais selon une source indépendante proche du ministère, " si la nouvelle mouture finalisée en novembre avait été communiquée plus tôt, les choses auraient été plus faciles ".

Le ministre Khoury rappelle aussi à Ici Beyrouth que ce qu’il conteste c’est la non-participation de son département, ni du CSM, aux réunions de la commission de l’Administration et de la Justice. " Les remarques communiquées par le ministère de la Justice et le CSM portaient sur le projet tel qu’examiné par la sous-commission. Après cela, la commission de l’Administration et de la Justice a procédé à de nombreux remaniements dont ni le ministère, ni le CSM n’ont été tenus au courant. Ils n’ont d’ailleurs pas été conviés aux réunions de la commission ", fait-il remarquer. S’appuyant sur une jurisprudence du Conseil constitutionnel, il relève que " l’avis du CSM est fondamental quand il s’agit d’examiner une proposition de loi ".

De sources juridiques, on indique qu’en " pur droit, le président de la commission parlementaire peut se suffire de prendre l’avis des parties concernées par le projet au départ ". " En pur droit, rien ne l’y oblige, mais si on souhaite une coordination plus étroite entre les différents pouvoirs, on peut effectivement penser à envoyer la version remaniée ", ajoute-t-on de mêmes sources en expliquant en substance que les deux avis du ministre et du président de la commission se tiennent dans la mesure où la loi impose que l’avis du CSM soit pris en compte, sinon le texte approuvé peut faire l’objet d’un recours en invalidation devant le Conseil constitutionnel. La loi n’évoque cependant pas le cas où le texte serait entre-temps changé. " Il s’agit donc d’une interprétation. Certains considèrent que l’avis de départ suffit et d’autres estiment qu’un changement au niveau d’une loi aussi importante commande un avis du CSM ", selon les mêmes sources.

Lors du débat parlementaire, le député Georges Okais a ainsi relevé, en faveur de son collègue Georges Adwane, que " le CSM n’a qu’un rôle consultatif ". Ce à quoi le président de la Chambre a tenu à répondre en mettant en avant sa volonté de prendre en compte l’avis du CSM. " Je le veux. C’est le Parlement qui vient conférer une indépendance à tout un pouvoir, le pouvoir judiciaire ", a indiqué M. Berry, comme l’a rapporté la chaîne LBCI. Ce qui ne l’a pas empêché, paradoxe à part, de lancer au ministre de la Justice : " Si seulement vous étiez aussi ferme devant le CSM ", en allusion au contentieux entre le tandem Amal-Hezbollah avec ce dernier, accusé par le parti de Nabih Berry de couvrir le juge Tarek Bitar, chargé de l’enquête sur l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth.

Délai incertain                

Et ce semblant de débat s’est achevé sur des rires échangés, confirmant l’impression d’un report indéfini de la réforme du judiciaire.

Le président de la Chambre a renvoyé le texte à la commission de l’Administration et de la Justice, alors qu’il aurait pu le faire en commissions mixtes, comme l’a suggéré lors de la séance le député Hassan Fadallah (Hezbollah). Il a en outre insisté à voir les remarques écrites du ministre de la Justice auquel il a tenté de fixer un délai de relecture du texte. Il a paru dans ce sens ménager Georges Adwane.

Ce dernier précise d’ailleurs à Ici Beyrouth avoir " insisté pour qu’il n’y ait pas de délai ouvert accordé au ministre de la Justice pour la communication de ses remarques ".  Au président de la Chambre qui lui a demandé si deux semaines lui suffisent à cette fin, le ministre de la Justice a répondu qu’il aura certainement besoin d’un mois.

Mais le renvoi en commission semble avoir pour effet de mettre en suspens la réforme attendue plutôt que de l’affiner. Alors que Georges Adwan promet de " poursuivre la bataille ", il s’abstient de s’exprimer sur les raisons de fond susceptibles de justifier le renvoi du texte. Quant au ministre de la Justice, il s’abstient d’associer sa démarche aux acteurs civils, qui étaient peu satisfaits des remaniements auxquels avait procédé la Commission de l’Administration et de la Justice. " Je m’acquitte pleinement de mes obligations indépendamment de toute influence, tendance politique, vague ou avis ", assure l’ancien magistrat en réponse à une question.

Intérêt possible du report pour Baabda    

Il dit toutefois ne pas détenir d’informations suffisantes pour donner un avis sur le texte. Selon un ancien ministre de la Justice, opposant au pouvoir, les raisons du report du vote de cette réforme ne sont pas à dissocier de l’effet que celle-ci aurait eu, une fois en vigueur, sur les nominations judiciaires, bloquées depuis des années par le président Michel Aoun. " Il est clair que le projet comprenait entre autres une réforme importante en matière de nominations judiciaires qui aurait ôté à l’Exécutif la possibilité de bloquer les nominations et renforcé la position du CSM contre la juge Ghada Aoun à laquelle tient le chef de l’Etat ", selon cet ancien ministre. La mise en échec de la réforme judiciaire serait en partie à lier à l’examen en Conseil des ministres il y a quelques jours, à la demande du chef de l’Etat, d’une proposition datant de 2018 visant à modifier le Code de procédure pénale pour élargir les pouvoirs du ministre de la Justice, proche de lui, dans les poursuites directes en matière pénale, au détriment du procureur général.