Depuis le soulèvement d’octobre 2019, tout observateur de la situation politique, économique, financière et sociale du Liban constate que le régime, qui est en principe censé garantir la stabilité et la continuité de l’État et de ses institutions, est à bout de souffle. Parallèlement, un clivage est apparu entre les Libanais autour de l’opportunité d’un maintien ou d’un changement du système. Il y a ceux qui sont persuadés que l’actuel n’est plus viable, d’autant qu’il s’est effondré, et appellent à une réforme radicale, voire un nouveau système. Il y a aussi ceux qui restent attachés à la formule établie par "Taëf", l’accord qui avait mis fin à la guerre civile. Ces derniers redoutent l’émergence d’un système pire que l’actuel, d’autant qu’un éventuel débat à ce sujet se déroulerait dans un contexte de déséquilibre des forces, à l’ombre de l’hégémonie d’un groupe communautaire armé sur le pays, en l’occurrence le Hezbollah.

On sait que le secrétaire général de cette formation pro-iranienne, Hassan Nasrallah, avait appelé en 2012 à une Constituante, arguant de la nécessité de changer le système politique actuel pour combler ses failles et dépasser les crises qui survenaient. A l’époque, cet appel avait provoqué un tollé dans les rangs de l’opposition, notamment chrétienne, qui avait accusé le chef du Hezbollah de vouloir porter un coup à la parité, en cherchant à imposer un système de partage du pouvoir par tiers entre les chrétiens, les sunnites et les chiites. Face à cette levée de boucliers, Hassan Nasrallah avait gelé son appel.

Des années plus tard, la proposition revient sur la table après le soulèvement du 17 octobre 2019 contre la classe politique, accusée d’être responsable de l’effondrement et de la faillite du Liban, et de l’explosion du port de Beyrouth en août 2020. Quelques jours après, le président français, Emmanuel Macron, évoquait, dans un discours à Beyrouth, la "nécessité de changer le système politique libanais afin qu’il repose sur l’union nationale".

Aujourd’hui, avec l’effondrement financier qui se poursuit, d’aucuns pensent qu’il n’est plus possible de fonctionner sur la base du système financier antérieur à 2019, et qu’il serait judicieux de remettre en question le système libanais dans son ensemble, après les élections législatives prévues en mai prochain. Un principe qui, même s’il peut se justifier, comporte des risques compte tenu du contexte politique actuel au Liban.

"Il ne fait aucun doute que les fondements économiques du système actuel se sont écroulés", commente le directeur du Centre du Moyen-Orient pour les affaires stratégiques, Sami Nader. Et d’expliquer: "Le système de quota politique et économique, qui voit dans l’État un butin à partager entre les représentants des communautés au nom du sacro-saint droit de ces dernières, a coulé vu qu’il n’y a plus de butin à partager. Plus encore, la légitimité de ce système, qu’il tirait de son assise populaire à la faveur des élections parlementaires successives, a été ébranlée après le soulèvement du 17 octobre".

Dans son entretien avec Ici Beyrouth, Sami Nader relève "les aspirations de la nouvelle génération pour le renouveau", mais s’interroge sur le point de savoir si ces aspirations peuvent se traduire par un projet politique ou un nouveau système politique. Il souligne dans ce contexte l’importance que "tout nouveau système adopte la neutralité, rejette les allégeances à l’extérieur et l’alignement aux axes, afin de construire un système qui préserve le pluralisme libanais, que ce soit par le truchement de la décentralisation ou toute autre formule". "À défaut, insiste-t-il, toute tentative sera vaine et nous nous dirigerons vers la fragmentation et le chaos".

Le système libanais actuel est celui de Taëf. Cependant, beaucoup considèrent que ce document est resté lettre morte. Membre de la coalition d’opposition "Notre Nord", Rabih el-Chaer pense qu’un "retournement sur l’accord s’est produit un an et demi après sa conclusion, lorsque des hommes d’État comme René Moawad, Salim el-Hoss et Hussein al-Husseini ont été remplacés par une classe politique qui a formé une troïka du pouvoir et assuré une couverture à l’occupation syrienne et à la corruption, laquelle avait gangréné tous les secteurs de l’État". En outre, M. el Chaer considère que "le système de Taëf a été construit sur la vétocratie en lieu et place de la démocratie, faisant du veto la règle au détriment de la démocratie qui émane du peuple". "Partant, toute échéance se trouvait bloquée du fait du veto, conduisant ainsi à la banqueroute et à l’effondrement", relève-t-il.

Pour Rabih el-Chaer, la question qui se pose aujourd’hui est de savoir "qui est à même de changer ce système". S’agira-t-il des mêmes qui ont monopolisé la représentation de leurs communautés en adoptant une loi électorale taillée sur mesure? Ceux-là mêmes qui effectuent les nominations au sein des administrations publiques sur la base du favoritisme et non de la méritocratie? Ou le système judiciaire dénué d’indépendance qui ferme l’œil sur les débordements du Hezbollah sous prétexte que les armes de la résistance sont pointées sur Israël, de sorte que la corruption couvre les armes et vice versa? Selon lui, "pas de salut pour le Liban si les mêmes personnes restent à la manœuvre au plus profond de l’État en tentant de reproduire le même système". Il donne en exemple "les concessions faites dans le dossier de la délimitation des frontières maritimes avec Israël, ou les analyses selon lesquelles la situation locale est liée au sort de l’accord américano-iranien, ce qui permet à la classe politique actuelle de gagner une certaine légitimité et de pérenniser leur présence aux dépens du pays et de ses richesses".

La Constitution libanaise a prévu, dans les articles 66 et 77, des mécanismes précis pour changer le système. Ce changement doit se faire par le biais de projets de lois approuvés par le Parlement. Or, partout dans le monde, on s’en remet généralement à un organe constituant qui planche sur une nouvelle constitution avant de la soumettre à un référendum.

Ce mécanisme n’a jamais été appliqué au Liban. La Constitution de 1926 a été rédigée sous le mandat français. La Constitution de 1943 s’est contentée d’abroger les articles relatifs au mandat. M. el-Chaer rappelle que "l’accord de Taëf a été élaboré par un Parlement illégitime, alors que Doha a constitué un mini-amendement non écrit de la Constitution", lorsqu’il a entériné le principe de la minorité de blocage.

Le Liban a connu l’ère du maronitisme politique avant et pendant la guerre civile, suivie par le sunnisme politique consacré par l’accord de Taëf, et le chiisme politique que nous vivons aujourd’hui sous le joug des armes.

Les opposants à l’establishment politique actuel considèrent que les réformes constitutionnelles doivent se produire à trois niveaux. Tout d’abord, au niveau des textes constitutionnels qui sont flous et sujets à interprétation. Ensuite, au niveau des vacances du pouvoir, en fixant des délais au chef du gouvernement pour former son gouvernement et au président de la République pour convoquer les consultations parlementaires contraignantes, ainsi qu’au niveau des autres vacances qui ont paralysé la vie politique au Liban au cours des années précédentes. Sans compter la nécessité d’intégrer le concept d’autorités de régulation dans la Constitution afin qu’elles ne soient pas abolies ultérieurement, comme ce fut le cas pour la Commission nationale de lutte contre la corruption et la Commission de surveillance des élections. Enfin, la troisième réforme touche à la forme du système. L’article 95 de la Constitution, qui prévoit l’abolition du confessionnalisme politique et la création, à cette fin, d’une commission nationale, n’a pas été appliqué. De même, l’article 22 de la Constitution, relatif à la création d’un Sénat, "n’est pas suffisant étant donné que cette deuxième chambre n’a pas été prévue au Parlement et qu’aucune mention n’est faite du mécanisme d’élection et de vote", de l’avis des constitutionnalistes. Ces derniers insistent sur la nécessité d’une redistribution des prérogatives entre les trois pôles du pouvoir afin de parer aux vacances au sein du pouvoir et à la vétocratie. Et, plus important encore, afin de favoriser une indépendance de la justice.

Néanmoins, la question principale demeure la suivante: est-il judicieux de changer un système, aussi imparfait soit-il, à un moment où un parti sectaire pointe ses armes sur les autres composantes libanaises? Les Libanais se verront-ils imposer un système confectionné hors du Liban à l’aune du grand règlement irano-américain?