Le ministre des AE aurait exprimé à l’ambassadeur russe son regret de devoir condamner l’invasion de l’Ukraine, tout en lui confiant " ne pas souhaiter que cela influence les étroites relations bilatérales " libano-russes.

Le ministère des Affaires étrangères a " condamné " jeudi soir dans un communiqué " l’invasion du territoire ukrainien ", et " appelé la Russie à cesser les opérations militaires immédiatement et à retirer ses troupes ". Le ministère a également invité Moscou à " revenir à la logique du dialogue et de la négociation comme moyen optimal de règlement du conflit en cours, qui préserve la souveraineté, la sécurité et les préoccupations des deux parties, et contribue à épargner aux deux peuples ainsi qu’à l’Europe et au monde le drame accablant des guerres ". Le communiqué a également indiqué que la position du Liban a pour motifs " les principes ancrés dans la légalité internationale de protection de la sécurité et de la paix internationales, à commencer par le principe de respect de la souveraineté des Etats, l’intégralité de leurs territoires et la sécurité de leurs frontières ".

La position avait été annoncée au préalable par le ministère des Affaires étrangères dans un premier communiqué relatif aux mesures de prise en charge des Libanais en Ukraine. " Le ministère va publier ultérieurement un communiqué politique sur les développements en Ukraine pour exprimer la position du Liban, en accord avec le président de la République le général Michel Aoun et le Premier ministre Nagib Mikati ", avait conclu le texte.

Mise en contexte de la position libanaise

Mettre en avant le rôle du chef de l’Etat et du Premier ministre dans cette prise de position officielle vient confirmer la lecture selon laquelle le Liban institutionnel, représenté ici par MM. Aoun et Mikati, entend montrer patte blanche devant la communauté internationale, pour diverses considérations.

D’abord, parce que le gouvernement est en pleines négociations avec le FMI, qu’il a besoin de fonds étrangers pour se renflouer et qu’il a même sollicité le soutien financier des Occidentaux pour la tenue des législatives.

En outre, tous les responsables sont conscients du risque de sanctions, à l’heure où celles-ci sont l’instrument de représailles privilégié contre Moscou. Cela s’appliquerait d’autant plus aux calculs de l’ancien ministre Gebran Bassil, déjà lourdement sanctionné par le trésor américain et qui œuvre vraisemblablement à y mettre fin –ce qu’il a toutefois démenti dans un tweet : " (…) Si je voulais d’un troc je l’aurais fait avant les sanctions, pas après. Avant, je l’aurais fait à un prix élevé pour les éviter. Après, je vais devoir payer cher pour les lever (les sanctions). Je ne suis ni bête, ni agent dissimulé ".

Enfin, une considération de bon sens expliquant la position des AE: " La condamnation de l’agression russe est la moindre des choses ", comme l’indique l’économiste et analyste politique Sami Nader à Ici Beyrouth. Il y a en effet une légitimité internationale que le Liban, victime d’invasions israéliennes, ne peut renier (ce qu’a d’ailleurs rappelé le communiqué des AE en mentionnant que le pays a déjà subi des invasions). " Le Liban officiel ne peut réclamer l’application des résolutions 425 et 1701 et applaudir à l’offensive russe contre l’Ukraine ", souligne M. Nader.

Une prise de position facilitée par ailleurs par une tiédeur dans les rapports entre Baabda et Moscou. Et par un attentisme de Téhéran, et donc du Hezbollah, sur les développements en Ukraine. Même si ce dernier a critiqué le communiqué en question lors du Conseil des ministres de vendredi.

Ambassadeurs de France et d’Allemagne au palais Bustros  

C’est donc tout naturellement que les ambassadeurs occidentaux ont salué la position diplomatique libanaise. L’ambassadrice de France, Anne Grillo et l’ambassadeur d’Allemagne, Andreas Kindl ont été reçus vendredi au palais Bustros par le ministre des Affaires étrangères, Abdallah Bou Habib. " Avec mon collègue allemand, j’ai salué les autorités libanaises pour leur position claire sur l’agression de l’Ukraine par la Russie, et évoqué les prochaines étapes aux Nations Unies ", a tweeté Mme Grillo. C’est fort de ce soutien que le ministre des AE a d’ailleurs lancé en marge du Conseil des ministres : " Adressez-vous à moi seul en ce qui concerne le communiqué, je suis blindé ".

Sauf que M. Bou Habib n’a pas manqué de tempérer sa position auprès des deux diplomates : certes, " la position du Liban est constante et provient de son souci d’honorer les principes du droit international ", mais le pays du Cèdre " s’abstiendra de participer (au lobbying, ndlr) en faveur de l’adoption de la résolution (condamnant les violations russes de la Charte des Nations Unies, ndlr) par le Conseil de sécurité ". " Si cette résolution est présentée à l’Assemblée générale, le Liban évaluera son choix de vote en concertation avec le groupe des pays arabes ", a-t-il ajouté.

M. Bou Habib a également tenu à préciser devant les diplomates que " la position libanaise n’est pas dirigée contre la Russie ni aucun autre pays ami, mais c’est une position de principe ". Il a même indiqué avoir rencontré jeudi l’ambassadeur de Russie au Liban, Alexandre Rodakov, peu avant la publication du communiqué du ministère. Il lui aurait exprimé son regret de devoir condamner l’offensive russe, tout en lui affirmant " ne pas souhaiter que cela influence les étroites relations bilatérales " libano-russes.

Réponse russe et pro-Damas

Dans ce cadre, l’ambassade de Russie a publié vendredi un communiqué en réponse au ministère libanais des AE. Le communiqué du palais Bustros " a suscité notre étonnement en ce qu’il déroge à la politique de distanciation, sachant que la Russie n’a épargné aucun effort pour contribuer au redressement et à la stabilité de la République libanaise ". La suite du communiqué reprend les arguments du Kremlin en faveur de l’offensive en Ukraine.

Parmi les acteurs politiques libanais, seuls ceux qui sont connus pour leur proximité avec le régime de Damas (allié invétéré de Moscou auquel il doit en partie son maintien) se sont totalement alignés sur la position russe.

Le député Talal Arslane a ainsi tweeté : " Nous devons nous engager à ne pas intervenir dans les affaires des autres et des États. Le communiqué des Affaires étrangères ne reflète pas la position du Liban, qui est fier de ses relations historiques avec la Russie. Il serait plus efficace de nous consacrer à nos problèmes et nos crises et d’œuvrer à les traiter ".

Même son de cloche du côté de l’ancien ministre Wiam Wahab, qui a multiplié ses tweets pour dénoncer le communiqué des AE.

Joumblatt

Force est de relever une concentration de réactions en faveur de Moscou sur le terrain druze pro-Damas. Comme si cela survenait en réponse au tweet, pourtant élusif, du chef du Parti socialiste progressiste, Walid Joumblatt. " Il semble que l’Histoire se répète avec de nouveaux acteurs mais dans des circonstances similaires, et les États sont gouvernés par des individus et tout acte non calculé ou irresponsable risque de livrer l’ensemble de l’humanité à la perdition. Nous tenons à rappeler que la crise des missiles de Cuba a été résolue grâce à la sagesse de personnes des deux bords ayant œuvré à un compromis à travers des canaux clairs pour éviter un génocide ", a-t-il écrit.

Ce tweet est interprété comme une critique de Moscou par des observateurs. Un alignement sur la position russe serait en effet incohérent avec la position de Moukhtara, critique du régime syrien depuis 2011 –en dépit d’une amitié historique entre le leadership joumblattiste et la Russie. Dans un tweet, le ministre de l’Education, Abbas Halabi, proche de Joumblatt, a paru équilibrer la position de Joumblatt, si on la considère critique de Moscou, en se demandant s’il n’aurait pas mieux valu pour le Liban de rester neutre plutôt que de prendre parti.