La coupe du monde de football qui se déroule au Qatar a déjà suscité de nombreuses polémiques. Certaines critiques sont fondées alors que d’autres reflètent une mauvaise foi évidente. Mais ce championnat, à peine commencé, a déjà marqué le triomphe d’une vérité de toujours: la somptuosité de l’homme en lui-même. Par un simple coup de pied dans un ballon, le joueur saoudien Salem al-Dawsari vient de rendre sa dignité à tout homme arabe, roi, prince, marchand, bourgeois citadin ou simple bédouin.

Une coupe du monde de football au Qatar en 2022? Des jeux olympiques d’hiver au milieu des steppes de l’Arabie en 2028? Dans quel monde vivons-nous? Où donc s’arrêtera l’étalage ostentatoire du pactole pétrolier des principautés et royaumes d’Arabie? Pour qui se prennent ces nouveaux riches sortis des steppes et des déserts ? Ce sont là quelques questions qu’on entend ces jours-ci.
L’identité arabe a longtemps été lourde à porter tant elle charrie avec elle des kyrielles de préjugés confinant parfois au racisme. Dans l’imaginaire du monde, le mot "arabe" est porteur d’un jugement négatif, surtout depuis les attentats de New York du 11 septembre 2001. L’Arabe c’est nécessairement le musulman, c’est-à-dire l’islamiste, le fondamentaliste, le terroriste qui tue pour tuer. L’Arabe c’est le salafiste, l’homme de Daech/Isis qui égorge, en un show hollywoodien, les infidèles devant les caméras. En Palestine, l’Arabe c’est l’héritier des nazis allemands qui ne pense qu’à jeter à la mer les rescapés du génocide perpétré contre les juifs d’Europe. Personne ne se pose la question de savoir comment se fait-il qu’en Palestine, précisément, la victime de l’Holocauste a pu se métamorphoser en bourreau. L’Arabe c’est ce métèque avec un poignard entre les dents tel un vampire assoiffé de sang. On peut allonger la liste de toutes les représentations péjoratives produites par tous les lieux communs culturels. Tout ceci fait partie du "malheur arabe" évoqué par Samir Kassir. Les sociétés arabes sont largement démunies de moyens pour corriger de tels préjugés qu’elles contribuent elles-mêmes à consolider, par ailleurs. Les difficultés d’insertion de certaines diasporas arabo-musulmanes dans l’espace public sécularisé occidental illustrent tristement ce constat.

Par ailleurs, l’islamisme politique qui se développe depuis la Révolution iranienne de 1979 n’est pas de nature à amortir tout choc de cultures. L’Occident lui-même a été piégé par sa propre laïcité en refusant d’admettre que le fait religieux ne doit pas uniquement être cantonné dans la sphère privée mais qu’il a une place légitime dans la sphère publique. C’est ainsi qu’on a laissé se développer, dans certains "espaces privés" occidentaux, un prosélytisme du refus haineux des valeurs éminentes de la modernité portant sur la dignité de la personne humaine, l’égalité de tous et la liberté de conscience de chacun.

Ajoutons à cela la méfiance à l’égard de la richesse ostentatoire des pays pétroliers du Golfe arabo-persique. Leurs ressortissants achètent, à bras-le-corps et sans compter, non seulement les produits de luxe d’Occident mais également le patrimoine architectural et culturel le plus précieux.

C’est dans un tel climat, lourd de méfiance, que l’Émirat du Qatar s’est dépensé sans compter pour organiser cette coupe du monde de football. Pourquoi? Par ostentation narcissique sans doute de la famille régnante Al-Thani qui demeure attachée à un puritanisme wahhabite incontestable.

À ce stade, la coupe du monde aurait pu être un outil de propagande politique voire idéologique ou religieuse. Mais il y a eu cet invraisemblable match du mardi 22 novembre de l’équipe d’Arabie saoudite contre le favori suprême: l’Argentine. En 10 minutes, lors de la deuxième mi-temps, l’équipe d’Arabie écrase l’Argentine par 2 contre 1, le but extraordinaire de Salem al-Dawsari ayant fait la différence.
Qui peut récupérer cette victoire? Ce n’est certainement pas le Qatar, ni son prince régnant, ni son équipe dont on n’entend plus parler. Le petit émirat a organisé à la perfection l’événement. Il a construit des stades fabuleux grâce à une forme d’esclavage moderne où toute une main-d’œuvre immigrée a laissé des centaines de victimes. Ainsi se vérifie une des constantes de l’histoire humaine. Ce sont les plus faibles, les petites mains humbles, qui permettent la réalisation de grands projets utopiques et de constructions monumentales. Qu’on se souvienne des enfants dans les mines d’Europe durant la révolution industrielle ou dans les mines d’Afrique actuellement comme à l’époque coloniale. Qu’on se souvienne des forçats et des bagnards qui ont construit des milliers de kilomètres de chemins de fer et d’autres grands projets. En la matière, aucune civilisation ne peut faire la morale à aucune autre. L’homme demeure ce qu’il a toujours été, un fauve carnassier pour son frère. La transmigration actuelle des employés de maison est une forme globalisée de l’esclavage surtout vers des pays, comme le Liban, qui appliquent encore le système abject de la "kafala".

Toutes les critiques faites contre le projet pharaonique de ce championnat du Qatar ont un fondement objectif en termes de coût financier, humain et écologique. Mais il y a eu ce coup de pied de Salem al-Dawsari du 22 novembre 2022 que nul ne peut récupérer, à part l’entraîneur français de l’équipe saoudienne, Hervé Renard. Les émirs, les rois et les princes n’ont aucun mérite dans le coup de pied d’Al-Dawsari, exploit strictement personnel: le pied bien placé d’un joueur contre un ballon.

Le but ainsi marqué vaut beaucoup plus que la coupe du monde elle-même. Il incarne toute la noblesse et toute la grandeur de toute épreuve sportive, indépendamment des aspects financiers sordides qui tournent autour de telles manifestations. Le sport permet à l’homme de se mesurer à lui-même. C’est en cela qu’il manifeste la somptuosité de la nature humaine.

Le coup de pied d’Al-Dawsari ne peut être récupéré, ni politiquement, ni idéologiquement et encore moins religieusement. Il demeure à jamais l’exploit personnel d’un homme comme les autres. Par ce but, Salem Al-Dawsari a montré que la valeur de l’homme est en lui-même. L’homme arabe peut donc entrer par la grande porte de la modernité. Le musulman d’Arabie est parfaitement en mesure de dialoguer avec la modernité grâce à son propre talent et ses efforts soutenus. Il y a là une vision diamétralement opposée à celle des Mollahs de Téhéran qui voient l’homme musulman comme simple outil entre les mains d’une volonté arbitraire transcendante incarnée par un collège d’initiés, les guides de la révolution islamique.

Loin de toute considération sportive devenue superflue, Al-Dawsari vient de rendre, par son coup de pied, à tout homme arabe sa propre dignité, indépendamment de son appartenance à une communauté religieuse ou à une nation particulière. L’exploit du 22 novembre 2022 est fondateur d’une ère nouvelle qui ne fait que commencer pour l’homme arabe, longtemps marginalisé par l’arrogance coloniale et les préjugés racistes.