Le “petit juge” de Z, auquel bien des Libanais comparent le juge d’instruction Tarek Bitar, chargé du dossier de l’explosion au port de Beyrouth, le 4 août 2020, s’est éteint jeudi à Athènes. Portrait de l’un des derniers symboles de la résistance grecque à l’oppression et de la lutte pour la démocratie. Un héros malgré lui, guidé par le sens du devoir, l’impératif de la justice, et le respect minutieux de la Constitution, des qualités qui en firent un choix hors des sentiers battus pour assumer la fonction présidentielle au sein de la République grecque à la fin des années 80.

Christos Sartzetakis, ancien président de la République grecque, dont le combat en tant que juge sous la dictature des colonels avait été immortalisé par Costa-Gavras dans le film Z sous les traits de Jean-Louis Trintignant, est mort jeudi à Athènes d’une insuffisance pulmonaire à l’âge de 92 ans.

Comme Mikis Theodorakis, l’ancien député et musicien général, fondateur des Lambrakidès, ou Karolos Papoulias, l’ancien président de la République, disparus au cours des derniers mois de 2021, Sartzetakis était l’un des derniers symboles de la “Grèce de la résistance " au nazisme et à la dictature des colonels.

Né en 1929 à Néapoli, Thessalonique, deuxième ville de Grèce, Christos Sartzetakis avait hérité de son père, Crétois de Chania, la fierté insulaire des résistants aux diverses occupations, et de sa mère, Macédonienne de Florina, la splendeur impériale d’un âge d’or culturel. Signes prémonitoires d’une carrière qui devaient inscrire son nom en lettres d’or dans l’histoire de la Grèce contemporaine.

Après des études de droit à l’Université de Thessalonique entre 1946 et 1950, Sartzetakis avait d’abord exercé le métier d’avocat pendant un certain temps dans la ville, une fois réussi l’examen du barreau en 1954, avant d’entrer dans le corps judiciaire en 1955.

En novembre 1955, il est nommé juge de paix. À l’issue du concours, sa brillante prestation lui a valu les félicitations du président du jury, un certain Konstantinos Kollias, qu’il va retrouver à plusieurs reprise à diverses étapes de son chemin. Un an plus tard, il devient magistrat du Tribunal de première instance. Mais les astres se sont alignés – ou plutôt, ses qualités morales hors du commun – pour en faire, un peu malgré lui, un véritable héros d’odyssée dans la Grèce moderne.

L’assassinat de Lambrakis

Car l’histoire est inexorablement en marche. Faite parfois par des criminels aussi. Souvent, même. Le 22 mai 1963, le député indépendant (de gauche) du Pirée et " médecin des pauvres” Grigoris Lambrakis – un autre ancien résistant contre l’occupation nazie – est ainsi assassiné à Thessalonique par des extrémistes de droite.

Le contexte politique grec est particulièrement complexe au sortir de la guerre civile (1946-1949). Les gouvernements au pouvoir penchent progressivement vers la droite, avec le Rassemblement grec d’Alexandros Papagos et Konstantinos Karamanlis, à l’ombre d’un régime en pleine dérive autoritaire et policière. Le centre, dont les figures de proue sont Nikolaos Plastiras, Sophoklis Venizélos et Georgios Papandréou, est divisé. Le Parti communiste est interdit sous la monarchie parlementaire depuis 1947. En 1951, le parti de l’Union de la gauche démocratique (EDA) est créé, en partie pour pallier à la prohibition du PC, dont les militants sont pourchassés et jetés en prison.

Élu député en 1961, Lambrakis, membre de l’EDA, s’était progressivement imposé comme un champion des libertés. Il avait ainsi mené tout seul, le 21 avril 1963, la “marche de Marathon” pour la paix à Athènes, interdite par le gouvernement, après l’arrestation de plusieurs militants de gauche, dont Theodorakis. Par ailleurs, à Londres, où il se trouvait à la tête d’une délégation hellénique en faveur du désarmement et du retrait de la Grèce de l’OTAN, il avait également sollicité une entrevue avec la reine de Grèce, Frédérica, qui se trouvait dans la capitale britannique pour le mariage de la princesse Alexandra de Kent, dans le but d’évoquer le cas de certains prisonniers politiques grecs. Mais la reine avait refusé l’audience. La femme d’un des prisonniers avait bousculé la reine-mère et avait même déchiré sa robe. Deux événements perçus comme des affronts par le régime policier. Un député de Macédoine ne lui avait-il pas d’ailleurs lancé un jour au Parlement cette phrase sinistrement prémonitoire: “Lambrakis, tu vas mourir!”?

Le mercredi 22 mai 1963, à la sortie d’un meeting pour la paix tenu à Thessalonique, Lambrakis était renversé par une motocyclette-triporteur, décédant de ses blessures cinq jours plus tard, le lundi 27 mai. Sous des dehors accidentels, il s’agissait sans l’ombre d’un doute d’un assassinat politique. En émoi, le pays se révolte. Les funérailles du député donnent lieu à une manifestation anti-gouvernementale qui rassemblera plusieurs centaines de milliers de Grecs. En signe de résistance à l’oppression, les Jeunesses Lambrakis, les “Lambrakidès”, organisation de résistance fondée notamment par Mikis Théodorakis, immortalisent la mémoire du député par la lettre “Z” taguée sur les murs, une abréviation de Zei, qui signifie:  "Il est vivant".

Un “petit juge” sans peur et sans reproche

Dans un premier temps, l’assassinat de Lambrakis est présenté par le régime du Premier ministre Konstantinos Karamanlis comme un “accident de la circulation”. Mais le 29 mai, ce dernier ordonne une enquête, confiée à un général de gendarmerie, Vardoulakis, excessivement partial, et qui sera par la suite condamné pour pressions sur des témoins.

Christos Sartzetakis, jeune juge de 34 ans, est aussitôt chargé de l’instruction, en tant que juge de première instance de Thessalonique. Inflexible, en dépit des pressions et de l’obstructionnisme menés par ses supérieurs, notamment… le procureur général Konstantinos Kollias, qui le prie de classer au plus vite l’affaire comme un “accident de circulation”, Sartzetakis poursuit son enquête jusqu’au bout. Insensible aux pressions, aux menaces et au branle-bas cataclysmique qu’il provoque au sein de la droite nationaliste, des forces armées et des services de sécurité, il interroge gendarmes puis officiers supérieurs de la police, établit leur complicité dans le meurtre, fait arrêter le dirigeant du groupe paramilitaire auquel appartenaient les assassins, puis un colonel directeur de la gendarmerie de Salonique, et enfin l’inspecteur de la police pour toute la Grèce du Nord, le général Mitsou. Au point d’ébranler, ce faisant, le régime Karamanlis, tant le crime chamboule la Grèce.

Si ce dernier n’a pas commandité lui-même l’assassinat, l’enquête menée par le “petit juge”, comme on le surnomme désormais, révèle combien son régime est en pratique débordé par l’extrême-droite et sans autorité sur certains services. On prête d’ailleurs à Karamanlis cette phrase lorsqu’il prend connaissance des résultats de l’enquête: "Mais qui gouverne donc ce pays?". Le Premier ministre est contraint de démissionner en juillet. Il part aussitôt en exil pour quatre mois à l’étranger, mais perd les élections législatives en novembre au profit de l’Union du centre de Georges Papandréou, avant de s’installer en France pour un exil qui durera onze ans.

Il faudra quand même attendre juillet 1964 pour que Papandréou décide de dissoudre les organisations paramilitaires, et octobre 1966 pour que la cour d’assises de Thessalonique prononce, en dépit de tous les efforts déployés par Sartzetakis, un verdict bidon de quelques années de prison… que les assassins n’auront même pas le temps de purger…

En 1965, son devoir accompli, Christos Sartzetakis part pour Paris en congé-éducation parrainé par l’État pour étudier le droit comparé à la faculté de droit et des sciences économiques et au Centre universitaire des études des communautés européennes. En fait, il s’agit de le protéger. S’il a assumé son rôle avec courage et professionnalisme, au point de marquer par son action un tournant dans la vie politique en Grèce, le " petit juge " est devenu par la même occasion un symbole de la résistance à l’oppression, et de recherche de la vérité et de la justice. Il incarne désormais l’archétype du juge qui ignore les pressions et qui est guidé par son devoir et sa conscience. Aussi est-il désormais dans le collimateur de l’appareil sécuritaire et militaire, qui le perçoit désormais comme un ennemi public.

La vengeance des colonels

Le 21 avril 1967, le colonel Georgios Papadopoulos, piloté par la CIA, mène un coup d’État militaire aux côtés du colonel Stylianos Pattakos et du général Dimitrios Ioannidis. C’est le début de la "dictature des colonels" qui rétablit la loi martiale, la censure (contre la musique populaire, les cheveux longs et la minijupe notamment…) et lance des arrestations de masse au nom de la lutte contre le communisme. Plusieurs îles sont transformées en bagnes, la torture devient  monnaie courante. Les Jeunesses Lambrakis sont dissoutes et pourchassées. Mikis Theodorakis, parmi tant d’autres, est arrêté, torturé, incarcéré, placé en résidence surveillée, banni dans les montagnes, déporté dans le camp de concentration d’Oropos, puis finalement exilé à Paris sous la pression de la communauté internationale.

La justice et la vérité ont aussi un prix, et Sartzetakis est devenu un symbole à abattre pour les militaires. Immédiatement après le coup d’État il est sommé de rentrer à Athènes par nul autre que… Konstantinos Kollias, devenu ministre au nom de la junte. Kollias tient sa revanche en mains. Trop sûr de lui, se pensant intouchable, le juge rentre à Thessalonique, où il reprend dans un premier temps ses fonctions de magistrat avant d’être démis, à l’instar de 29 autres magistrats, de toutes ses fonctions judiciaires le 29 mai 1968. Suite à ses protestations au Conseil d’État, qui lui donne pourtant raison, il est arrêté une première fois en décembre 1970, torturé par la police militaire grecque et emprisonné pendant plus de six mois, puis incarcéré de nouveau à la prison de Korydallos au Pirée pour “atteinte à la sécurité de l’État”. Il est finalement libéré le 19 novembre 1971, sous la pression internationale croissante. Les assassins de Lambrakis, eux, ont été réhabilités par les colonels, et les officiers mis en cause réintégrés dans la police…

C’est dans ce contexte que le réalisateur grec Costa-Gavras réalise Z sur l’affaire Lambrakis, sorti en 1969, avec Jean-Louis Trintignant dans le rôle du juge et Yves Montand dans celui du député assassiné, adaptation du roman de Vassilis Vassilikos publié en 1967. Un véritable cri de résistance face à la dictature des colonels. Le film obtiendra le prix du jury et le prix d’interprétation masculine pour Jean-Louis Trintignant au Festival de Cannes en 1969, ainsi que l’Oscar du meilleur film en langue étrangère pour le compte de l’Algérie et le Golden Globe du meilleur film étranger en 1970. Mais, comme le notera Sartzetakis lui-même, la réalité des événements était bien pire que celle qui est relatée dans le film.

Le retour de la démocratie et l’impératif de justice

Mais une pression croissante extérieure des Grecs en exil, qui aboutit à l’exclusion d’Athènes du Conseil de l’Europe en 1969, la crise chypriote – une tentative de coup d’État d’Athènes contre le président Makarios et l’invasion du nord de l’île par la Turquie en 1974 – et la répression sanglante à l’intérieur par les chars de la révolte estudiantine et populaire de l’École polytechnique (Politechnion) dans le quartier athénien d’Exarcheia, provoquent la chute de la dictature en 1974. Avec le rétablissement de la démocratie et le retour d’exil de Karamanlis à la présidence du Conseil (appelé au secours par le régime des colonels, mais il sera reconduit à ce poste par les urnes jusqu’en 1980), Christos Sartzetakis est totalement réhabilité.

Sa prestation durant l’affaire Lambrakis, guidée par son sens du devoir et de l’éthique professionnelle, continuera toutefois à déterminer inéluctablement son parcours, aussi bien dans la magistrature que dans la vie publique du pays. Sartzetakis est en effet considéré comme un héros de la démocratie grecque. Bien que très apprécié par la gauche, il est en fait un nationaliste grec anticommuniste du point de vue de ses opinions politiques personnelles. Sa détermination à faire la lumière sur les faits entourant l’assassinat de Lambrakis n’avait été à aucun moment basée sur ses opinions politiques, mais sur le seul impératif de justice. Réintégré au sein de la magistrature en septembre 1974 en tant que juge à la Cour d’appel – il deviendra ensuite président de la Cour d’appel de Nauplie – il est promu juge à la Cour de cassation en octobre 1982.

Connu pour son “formalisme rigide”, l’homme se soucie également avec beaucoup de minutie du prestige des institutions qu’il sert. Il appartient en effet à une génération d’hommes guidés par des principes, les valeurs de patriotisme, de justice et d’État de droit, comme le soulève une source diplomatique hellénique.

Un exemple de son application très stricte de la Constitution sera ainsi son refus, suite à une demande de Bonn, d’extrader Rolf Pohle, membre de la Fraction de l’Armée rouge (RAF), organisation terroriste plus connue sous le nom de la Bande de Baader-Meinhoff, vers l’Allemagne de l’Ouest en 1976. Sartzetakis justifiera sa décision en disant que les activités de Pohle étaient “essentiellement politiques” et qu’il ne pouvait pas être extradé pour cette raison, dans la mesure où cela n’était pas compatible avec la Constitution grecque. Des mesures disciplinaires seront prises contre lui et deux autres juges, accusés de trop de complaisance envers la gauche, et la Cour suprême grecque inversera le jugement de la Cour d’appel. Pohle sera finalement extradé vers l’Allemagne, après l’intervention des autorités ouest-allemandes. Mais, malgré la controverse, il était bien trop difficile pour le grand “petit juge” de Z d’envoyer un homme en prison en raison de son militantisme politique.

“Mais qui est donc ce Monsieur ?”

En 1985, dans la perspective des élections présidentielles, le parti du PASOK (gauche, fondé en septembre 1974, après la chute de la dictature par Andréas Papandréou, le fils de Georgios Papandréou), propose son nom à la présidence de la République. Il est élu le 29 mars 1985, succédant à… Karamanlis, une fois de plus, auquel le PASOK refuse ainsi un deuxième quinquennat en tant que chef d’État. Sartzetakis devient ainsi le quatrième président de la République hellénique, sans pour autant avoir aucune affiliation politique officielle, un fait du reste particulièrement significatif dans une Grèce ultra-“partisane”. Tous les partis appartenant à la gauche voteront en sa faveur au Parlement. Le PASOK a voulu aussi, à travers l’élection de Sartzetakis, remercier la Crète, qui l’avait largement plébiscité aux législatives précédentes.

Cet avènement n’empêchera pas l’ombre de Z de continuer à le suivre pas à pas, comme le prouve cette histoire anecdotique mais néanmoins vraie: à l’annonce de sa candidature à la présidence de la République en 1985 par le PASOK, une passagère d’un taxi, apprenant la nouvelle à la radio, apostropha le chauffeur: “Mais qui est donc ce Monsieur Sartzetakis? " Et le chauffeur de répondre, du tac au tac: "Jean-Louis Trintignant dans Z" ! C’est dire à quel point l’homme était peu loquace et très peu connu dans les milieux mondains de la capitale grecque.

Durant son mandat, il sera aussi connu pour son application très stricte de la Constitution grecque. En dépit des nombreuses critiques parfois trop dures essuyées durant son quinquennat, notamment pour cet attachement excessif à un formalisme qui ne fait pas toujours bon ménage avec sa fonction, Christos Sartzetakis maintiendra une réputation d’homme éduqué et honnête, celle d’un véritable “juge-érudit”, pour reprendre la formule succincte et expressive d’une source diplomatique hellénique.

Si beaucoup contestèrent sa promotion à la plus haute fonction de l’État en raison de son manque de virtù politique, il n’en demeure pas moins que Sartzetakis parvint à réaliser sous sa présidence, en plein éclatement de la vie politique grecque durant la crise institutionnelle et parlementaire de 1989-1990, la première coalition entre des partis de la droite conservatrice, de la gauche et des partis gravitant dans l’orbite communiste dans l’histoire grecque de l’après-guerre.

Un chapitre de l’histoire grecque qui se referme

L’homme qui vient de disparaître en Grèce emporte avec lui une culture impressionnante, aussi bien juridique que politique et éthique, illustrée par de nombreux arrêts et études. Christos Sartzetakis était membre honoraire de la Haute-Cour du Portugal, Docteur honoris causa de la section histoire et ethnologie de l’Université Démocrite de Thrace, membre honoraire de la Société littéraire de Thessalonique, et membre de différentes sociétés scientifiques en Grèce et à l’étranger. Il avait reçu de hautes distinctions de plusieurs pays étrangers, et avait été fait citoyen honoraire de plusieurs communes et préfectures de Grèce.

À l’annonce jeudi de son décès, la présidente de la République grecque, Katerina Sakellaropoulou, a salué en lui " un fonctionnaire de justice à part entière, qui, dans des moments difficiles pour le pays et la démocratie, a traité en tant qu’enquêteur l’affaire du meurtre de Lambrakis avec une indépendance et une éthique judiciaire exemplaires, payant un lourd tribut pour ses actes sous la junte ".

Après Theodorakis le 2 septembre 2021 et Papoulias le 26 décembre 2021, s’éteint ainsi avec Sartzetakis le dernier représentant de la génération de " la guerre, la résistance et la junte”, et avec cette triade, toute une ère de l’histoire de la Grèce contemporaine est définitivement révolue.

Lire aussi : Tarek Bitar et “Z” de Costa-Gavras