Téhéran, 1951. Le gouvernement iranien vient d’être formé. Le Premier ministre élu semble prometteur : un fils de bourgeois ayant fait des études à Sciences Po, Paris, et obtenu son doctorat en droit à l’université de Neuchâtel, en Suisse. Il enseignait à l’école de Sciences Politiques à Téhéran. C’était un socialiste, mais bon ; la démocratie est l’art de choisir nos propres tyrans.

Son nom est Mohammed Mosaddegh. C’est vrai, Mosaddegh prônait la laïcité, le pluralisme et la démocratie, valeurs qui ont su captiver les cœurs des peuples du monde. Pourtant, il n’était pas un bon libéral : ses politiques de hausse des taxes et de nationalisation auraient donné des frissons à Milton Friedman… Et cela n’a pas plu aux " Yankees ", ni aux " Brits ", les " héros " de nos livres d’histoire. Y a-t-il une relation amoureuse aussi romantique que celle que les intelligences secrètes comme la CIA, le FBI ou le MI6 entretiennent parfois avec le terrorisme, qu’il soit domestique (COINTELPRO, MKULTRA) ou international (Opération Condor) ?

Comme promis, Mosaddegh avait nationalisé les ressources pétrolières de l’Iran, qui appartenaient au Royaume-Uni (quoique " Empire Britannique " serait beaucoup plus approprié comme nom). Et comment alimenter un empire – je veux dire un royaume – sans pétrole ? C’est par la force que Churchill a répondu à cette question. Il a fallu convaincre le président américain Dwight D. Eisenhower que notre Persan était un communiste. Quoi ? Un communiste ! En pleine Guerre froide, sur ma planète !

19 août 1953. Ça tombe de Charybde en Scylla. " Opération Ajax " accomplie avec succès. Mosaddegh a été renversé à la suite d’un coup d’État dont les ficelles étaient tirées par des mafieux déguisés en prophètes bienfaisants, commandités semble-t-il par la CIA américaine et son homologue britannique, le MI6. Un politicien ayant obtenu la majorité des voix a été retiré par les gendarmes du monde au profit d’une élite corporatiste. Qui aurait cru que Méphistophélès n’était pas un diablotin rouge et cornu, mais un ensemble de politiciens, bureaucrates et autres types de parasites en costards ?

Mosaddegh a été remplacé par le Shah Mohammed Reza Pahlavi. Ce dernier était un autocrate draconien, mais ce n’est pas grave. Ce qui importe, c’est qu’il soit favorable aux intérêts des " good guys " occidentaux. Vrai, l’Occident a bâti les fondations de la civilisation moderne : les révolutions intellectuelles de John Locke, Adam Smith, David Ricardo, Jean-Baptiste Say ou Frédéric Bastiat demeurent immortelles. Mais il a également bâti celles de la Révolution islamique de 1979, une des nombreuses racines des maux du peuple libanais.

Le Shah, qui n’était autre qu’un pantin aux mains des saints impérialistes, ne manquait pas de machiavélisme. Son règne était caractérisé par la répression des opposants, de même qu’il a importé les méthodes de ses maitres. La SAVAK, une version perse du FBI et tout aussi redoutable, était notoire pour ses actes de censure ainsi que pour ses méthodes de torture sadiques qui n’avaient pas changé depuis le temps de Tamerlan. Cette police de la pensée finira par emprisonner un certain Ruhollah Khomeini en 1963. Il s’exilera en Turquie en 1964, mais son retour en février 1979 retentira.

Abadan, Iran. 19 août 1978. Quatre hommes ont aspergé le bâtiment du Cinéma Rex de carburant d’avion avant de l’incendier. La Révolution Islamique est déclenchée, marquant l’épitaphe de la monarchie iranienne. Khomeini, qui était connu pour son rejet des valeurs occidentales, embrasse l’idéologie islamique et devint le chef de la révolution. Il était également théoricien et a mis en place un " nouveau " système politico-juridique : la Gouvernance du Juriste (Vilayet-e Faqih). Ce système consiste à soumettre toute liberté individuelle à l’autorité et aux desseins arbitraires d’un " Faqih " sur toutes les affaires de la société.

Ce Faqih est, en théorie, judicieux et bienveillant – bien que rien n’est plus facile que d’avoir de bonnes intentions. C’est comme si le Princeps ne faisait pas partie de la race humaine. Le pouvoir corrompt ; le pouvoir absolu corrompt absolument, prévenait Lord Acton au XIXème siècle. Certains penseurs chiites se sont opposés à ce despotisme moyenâgeux qui n’a rien de nouveau, d’autres sont devenus son bastion intellectuel et physique. Même au Liban, certains groupes défendent le gouvernement iranien bec et ongles, et insistent pour que son modèle soit suivi. Ce qui est sûr et certain, c’est que l’Iran sombre aujourd’hui dans la théocratie et que le peuple iranien est assujetti et paupérisé au profit d’une minorité opulente. Jadis un pays possédant un brin d’espoir, la terre des Perses, désormais celle des Mollahs, se retrouve à présent sur la route de la servitude. Tout ça, pour ça.

Ce n’est qu’en 2013 que la CIA a reconnu son implication dans le coup d’État en Iran. L’intervention occidentale en Iran ne passe pas inaperçue. Elle est dénoncée par certains partisans de droite, notamment Ron Paul, ancien candidat libertarien aux élections présidentielles, et de gauche, comme Bernie Sanders et Maurice " Mike " Gravel (décédé le 26 juin 2021) du Parti Démocrate.

Quelques questions valent la peine d’être posées : à quoi ressemblerait l’Iran aujourd’hui si les interventions britannique et américaine n’avaient jamais eu lieu ? Qu’est-ce qui permet à un État de devenir plus puissant qu’il ne l’est ? Existe-t-il un moyen de faire en sorte que le Léviathan ne dépasse pas ses prérogatives ? Pourquoi assumer que nos technocrates se préoccupent du " bien collectif " et qu’ils n’ont pas d’intérêts personnels qu’ils tiennent à cœur ?

Comme dans un film d’action hollywoodien, les " good guys " finissent toujours par gagner. Ce sont eux, d’ailleurs, qui écrivent nos annales d’histoire.