A-t-on le droit d’assassiner des milliers de civils, de bombarder des couloirs militaires autour de villes assiégées, de semer la destruction, de mettre sur les routes de l’exil plus de trois millions de réfugiés et de prendre peu après un long soupir vaniteux pour exprimer sa satisfaction d’utiliser, ou peut être tester en situation réelle, de nouvelles armes? Josef Staline en a probablement rêvé, Vladimir Poutine l’a fait.

Il semblerait que les lourdes sanctions économiques et financières qui ont ramenées la Russie à l’Age de pierre, que la mobilisation de l’opinion publique mondiale, et que cette vague de solidarité sans précédent n’ont pas fait fléchir le maître du Kremlin.  Mais on sait déjà que Moscou n’en a cure des victimes.  Selon Staline toujours, " la mort d’un homme est une tragédie. La mort d’un million d’hommes est une statistique ".  L’histoire se répète-t-elle?  Peut-être, mais que ceci ait lieu en 2022, c’est terrifiant.

Après une très faible lueur d’espoir portée sur les pourparlers entre Moscou et Kiev et les tentatives de médiation entreprises par quelques pays, l’heure est au désenchantement. Pour la cheffe de la diplomatie britannique, Liz Truss, ces pourparlers ne sont qu’un " écran de fumée " avant une nouvelle offensive.  Le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, avait fait jeudi une analyse similaire, estimant que la Russie ne cherche que la " capitulation ukrainienne " à travers " l’aggravation de la guerre des sièges ".

La guerre des sièges continue de faucher des vies à un rythme encore plus soutenu. Plusieurs villes ukrainiennes continuent de subir des bombardements et des raids aériens incessants. Les victimes sont nombreuses. Surtout dans les villes de Mykolaïv et celle de Marioupol, la ville martyre, dont Kiev a annoncé samedi sa capitulation.  Les rares témoignages des villes assiégées font état de cadavres jonchant les rues, alors que plusieurs responsables dénoncent des crimes de guerre.

Le " Poignard "

Au milieu de ce sombre tableau, l’armée russe a dit samedi avoir tiré des missiles hypersoniques en Ukraine, un recours en combat qui semble être une première, en pleine course mondiale pour se doter de ces armes qualifiées d' "invincibles " par Vladimir Poutine. Les tout nouveaux missiles hypersoniques " Kinzhal " (Poignard en russe), vantés par Vladimir Poutine, ont été utilisés pour détruire un entrepôt souterrain d’armements.  " L’Ukraine est malheureusement devenue un terrain d’essai pour tout l’arsenal russe de missiles ", a déclaré au site Ukraïnska Pravda le porte-parole des forces aériennes ukrainiennes, Iouri Ignat.

 

La Russie n’avait jusque-là jamais fait état de l’emploi de ce missile balistique dans les deux conflits où elle est belligérante, l’Ukraine et la Syrie. Il a été déployé de nombreuses fois lors d’exercices depuis le premier test réussi en 2018.  " Il est probable qu’on voulait utiliser le Kinzhal (prononcer Kinjal) dans des conditions de combat, c’est une première mondiale ", relève auprès de l’AFP Vassili Kachine, analyste militaire et directeur d’un centre de recherche de la Haute école d’économie de Moscou.  Ce type de missiles défie les systèmes de défense anti-aérienne, selon Moscou, car sa vitesse, jusqu’à Mach 10, soit 12.000km/h, et sa manœuvrabilité le rendent difficile ou impossible à intercepter, même si certains experts militaires occidentaux ont estimé que la Russie pouvait exagérer les capacités de cette arme air-sol.

D’autre part, la cible frappée vendredi, un entrepôt souterrain, semble tout indiquée pour les Kinjal selon M. Kachine.  " De telles infrastructures sont difficiles à détruire avec des missiles classiques. Le missile hypersonique a, lui, une capacité de pénétration et une puissance destructrice plus importantes du fait de sa très haute vitesse ", note-t-il.

 

Pour l’expert militaire russe Pavel Felgenhauer, le recours au Kinjal ne donne pas un avantage stratégique à la Russie en Ukraine, en revanche l’effet psychologique est certain, Moscou déployant là l’un de ses fleurons destructeurs.  " Sur le fond, ça ne change pas le champ de bataille, mais c’est certain que cela a un effet sur le plan de la propagande psychologique, pour faire peur à tout le monde ", dit-il.  Car les missiles " Kinjal " et ceux de croisière " Zircon " – tirés depuis des navires de surface et des sous-marins – appartiennent à une famille de nouvelles armes développées par la Russie et que M. Poutine qualifie d' "invincibles ".  Le joyau de l’armée est le planeur hypersonique Avangard. Pouvant emporter une charge nucléaire, il vole jusqu’à 33.000 km/h et change de façon imprévisible de cap ou d’altitude, le rendant quasiment impossible à intercepter.

Sur le terrain, les raids aériens russes se succédaient à nouveau à un rythme rapide dans la journée sur Mykolaïv, une ville du sud de l’Ukraine où des dizaines de soldats ont été tuées la veille dans une frappe contre une caserne de l’armée, a indiqué sur les réseaux sociaux le gouverneur local Vitaliy Kim.  Il n’a pas fourni de précisions sur l’étendue des dégâts ni sur le nombre des éventuelles victimes.

A Mykolaïv, des témoins donnaient des bilans variant du simple au double après la destruction par six roquettes vendredi d’une caserne militaire.  " Pas moins de 200 soldats dormaient dans les baraquements ", a raconté un militaire de 22 ans interrogé sur place, selon lequel " au moins 50 corps ont été extraits ".  Un autre militaire a estimé qu’il pourrait y avoir eu 100 morts.  Les Russes " ont lâchement effectué des frappes de missiles contre des soldats qui dormaient. Une opération de secours se poursuit toujours ", a déclaré samedi le gouverneur Vitaly Kim dans une vidéo publiée sur Facebook.

1400 frappes aériennes depuis le début de l’invasion

Selon le ministère ukrainien de la Défense, les troupes russes, dont la progression sur le terrain a été beaucoup plus difficile que prévu face à la résistance acharnée des Ukrainiens, ont effectué 291 frappes de missiles et 1403 raids aériens depuis le début de l’invasion le 24 février.

A Zaporojie, l’administration régionale a indiqué qu’un bombardement vendredi avait fait neuf morts et 17 blessés. Sept personnes ont aussi été tuées et cinq blessées par des tirs de mortier russes à Makariv, à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Kiev, selon la police régionale.

Les bombardements n’ont pas davantage cessé à Kiev, la capitale et à Kharkiv, grande ville russophone du nord-ouest, où au moins 500 personnes ont été tuées depuis le début de la guerre, selon des chiffres officiels ukrainiens. Un homme et un enfant de 9 ans y ont encore été tués par un bombardement, ont indiqué les autorités locales samedi.

A Marioupol, ville portuaire du sud-est, encerclée et bombardée avec ses habitants depuis plusieurs semaines, Kiev a admis avoir perdu l’accès à la mer d’Azov.  L’armée russe a affirmé vendredi avoir réussi à entrer dans la ville.  Selon un conseiller du ministère ukrainien de l’Intérieur, Vadym Denysenko, cité par l’agence Interfax-Ukraine, la situation y est " catastrophique ".  Le bilan du bombardement mercredi d’un théâtre où plus d’un millier de personnes s’étaient réfugiées dans un abri souterrain, que Kiev accuse Moscou d’avoir frappé " sciemment ", était toujours inconnu samedi.  Le président Volodymyr Zelensky a déclaré que plus de 130 personnes avaient pu être sorties des décombres, certaines souffrant " de blessures graves ", mais que les opérations se poursuivaient sous les bombardements pour secourir les autres.  Fuyant " l’enfer " de Marioupol, des familles ont raconté les cadavres gisant plusieurs jours dans les rues, la faim, la soif et le froid mordant des nuits passées dans des caves avec des températures inférieures à zéro.

" Crime de guerre "

Le président ukrainien a indiqué que 180.000 personnes avaient pu à ce jour fuir des zones de combat par des couloirs humanitaires.  " Mais les occupants continuent de bloquer l’aide humanitaire, tout particulièrement autour des zones sensibles. C’est une tactique très connue. (…) C’est un crime de guerre ", a lancé M. Zelensky.  Selon les autorités ukrainiennes, 6.623 personnes ont été évacuées par les couloirs humanitaires samedi, dont 4.128 fuyant Marioupol et 1.820 fuyant Kiev.

Depuis le 24 février, plus de 3,2 millions d’Ukrainiens ont pris les routes de l’exil, dont près des deux tiers vers la Pologne, parfois seulement une étape avant de continuer leur exode.

D’après un décompte au 18 mars du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme en Ukraine, au moins 816 civils ont été tués en Ukraine et plus de 1.333 blessés. Il a souligné que ce bilan était probablement très inférieur à la réalité.  Kiev, la capitale, s’est vidée d’au moins la moitié de ses 3,5 millions habitants. Selon la mairie, 222 personnes –dont 60 civils– y ont été tués.

Aucun bilan global n’a été fourni à ce stade. M. Zelensky a mentionné le 12 mars la mort d' "environ 1.300″ militaires ukrainiens, tandis que Moscou a seulement rapporté près de 500 morts dans ses rangs le 2 mars.  L’Ukraine a indiqué avoir " 562 prisonniers de guerre russes ", et les détenir conformément au droit international, " comme un pays civilisé ".

Dans une liaison vidéo avec Berne, Volodymyr Zelensky a fustigé samedi les entreprises comme le groupe Nestlé qui poursuivent leurs activités en Russie. Il a appelé la Suisse à geler les actifs des milliardaires russes et des proches du Kremlin.

 

Avec AFP