Le chant syriaque et sa musique transmettent le message chrétien dans le dépouillement et l’humilité. C’est une recherche permanente du sens et de l’absolu. L’artiste s’efface devant l’œuvre et le chanteur prête sa voix à une tradition qui le surpasse. Les prouesses techniques sont écartées, leur encombrement étant perçu comme des entraves à la transparence et donc à l’accueil du divin.

Plus qu’une école de musique, d’art visuel, culinaire ou sacré, plus qu’un atelier de peinture, de sculpture ou d’artisanat, Philokalia est un conservatoire de l’identité et un laboratoire de la modernité. Établi au monastère de la Visitation de Aintoura dans le Kesrouan, cet institut puise dans l’essence de l’héritage afin d’y déceler les principes internes de l’identité, au-delà de la forme apparente.

Sœur Marana. ©Amine Jules Iskandar

L’austérité 

C’est à partir du chant sacré syriaque maronite que sœur Marana Saad a entamé son exploration d’une culture érigée sur la spiritualité. En musique comme en architecture, en écriture, en peinture et en sculpture, cette tradition se fonde sur le principe d’austérité comme condition de transparence et de vérité. L’architecture ne tolère la sculpture que lorsque celle-ci est à valeur symbolique, dotée d’un message théologique. L’écriture ne supporte pas la virtuosité calligraphique et cherche à demeurer aussi pure que le Verbe qu’elle incarne. La peinture, dans sa dimension iconographique, est destinée à la lecture et non pas à la délectation.

Selon ces mêmes principes, le chant syriaque et sa musique transmettent le message chrétien dans le dépouillement et l’humilité. C’est une recherche permanente du sens et de l’absolu. L’artiste s’efface devant l’œuvre et le chanteur prête sa voix à une tradition qui le surpasse. Les prouesses techniques sont écartées, leur encombrement étant perçu comme des entraves à la transparence, et donc à l’accueil du divin.

Sœur Marana dans l’atelier de peinture. ©Amine Jules Iskandar

La virtuosité

Sœur Marana, qui affectionne la musique dans la diversité des cultures, et qui enseigne autant le mouachah arabe que le chant syriaque maronite, met en garde contre les ingérences entre les styles. Chaque tradition se caractérise par un esprit propre auquel elle se doit de demeurer fidèle. Les prouesses vocales et la virtuosité technique qui sont à cultiver dans certaines cultures n’ont pas lieu d’être dans la tradition maronite. Et sœur Marana de nous offrir spontanément une double performance comparative afin de démontrer que la voix, dans l’austérité du chant maronite, est beaucoup plus difficile à soutenir que dans les formes mouvementées. Cherchant à esquiver cette difficulté, certains chanteurs se réfugient dans la virtuosité afin de camoufler d’éventuelles défaillances.

Les altérations

La pureté qui est à la base du chant maronite peut être également compromise pour des raisons d’ordre purement linguistique. Car ce chant dans sa version syriaque présente un potentiel qui se perd dans les traductions arabes. À cet égard, il est techniquement impossible de remplacer une langue comme le syriaque ou le libanais, dotés de cinq voyelles (a, é, i, o, ou), par l’arabe qui ne connaît que trois mouvements (harakat). Le compositeur est alors contraint de remédier à cette carence en faisant appel à des mouvements vocaux, donc à du maniérisme fondamentalement étranger à l’esprit du christianisme syriaque et plus particulièrement dans sa version maronite. La théologie maronite est à la recherche de Dieu par la Vérité absolue débarrassée de tout superflu. Cette pensée se veut toujours fidèle à ses origines ascétiques et érémitiques.

Plusieurs facteurs peuvent ainsi altérer le chant syriaque. Il y a le choix de la langue, l’intrusion d’instruments orientaux qui s’accompagnent parfois inconsciemment de leurs propres traditions musicales, mais il y a aussi la non-connaissance de la culture maronite, de ses valeurs et de son esprit. Pour toutes ces raisons, la compréhension du patrimoine culturelle s’avère cruciale, ainsi que l’enracinement dans la tradition de l’Église antiochienne syriaque maronite.

Manuscrit syriaque.

Culture et spiritualité

Le but de Philokalia est le développement personnel et l’épanouissement de l’esprit à travers l’art, la musique et la redécouverte de l’héritage. Pour cela, des cours de langue syriaque, de littérature et de théologie viennent compléter la formation des artistes, chanteurs et musiciens. Le département "Spiritualité et culture" participe à ce projet à travers le dialogue qu’il établit entre la foi chrétienne d’une part, la philosophie et les sciences humaines d’autre part.

À côté de ce ressourcement dans l’héritage, cette institution œuvre pour l’ouverture envers les différentes cultures et religions, aux niveaux national et international. Elle réalise cette mission par le biais de la créativité et de l’art dont la capacité à exprimer l’ineffable permet de transcender les obstacles culturels entre les hommes.

Philokalia est un monastère, une école, un laboratoire et une ruche de production, de création, de performance et de ressourcement. Le tout dans une atmosphère ludique où se mêlent les séminaires, expositions, festivals, gastronomie, concerts et récitals, ainsi que les célébrations liturgiques. Les deux chœurs d’adultes et d’enfants se reproduisent partout au Liban et à Chypre, de même qu’en France, en Italie, en Pologne, en Allemagne et aux États-Unis.

Inscription syriaque.

Une mission

Pour sœur Marana, sa "musique est en mission pour la nouvelle évangélisation". Elle fait remonter son approche à la philosophie grecque qui avaient réussi à dépasser le caractère subjectif de la beauté par une association avec le bien et le bon. Marana l’identifie alors au "beau don de Dieu qui est la musique ou l’art, en vertu duquel les membres doivent s’exprimer en mots, musique et action". Dans toutes les manifestations, les traditions et les styles, qu’il s’agisse de musique moderne, sacrée, classique, orientale ou populaire libanaise, nous sommes en présence d’une quête permanente du "regard de Dieu et du regard de la beauté incarnée en Jésus-Christ", écrit sœur Marana.

Bat qyomo (la fille du pacte) a parcouru du chemin, depuis sa chorale de Sainte Rafqa au monastère Saint-Joseph de Jrebta jusqu’à l’institut Philokalia au monastère de la Visitation de Aintoura. Elle a fait un pacte avec le Christ, avec la beauté, avec son Église antiochienne, avec sa culture et sa langue syriaque, et avec les hommes, les femmes et les enfants d’un Liban qu’elle ne laissera pas dépérir. Elle a rendu la vie à ce monastère, bâti en 1744, en le transformant en 1862 en l’une des premières écoles de jeunes filles, avant qu’il ne soit abandonné et tombe en ruines. Grâce au patriarche maronite, Mgr Béchara Pierre Raï, qui a confié le couvent à Philokalia, et grâce aux donations du gouvernement hongrois en 2019, l’ensemble des bâtiments a retrouvé sa splendeur d’antan.

Plus qu’un simple édifice patrimonial, il est devenu un manifeste et un message d’ouverture du milieu monastique envers la société, afin de renouer avec la tradition ternaire qui a érigé le Liban sur la complémentarité entre l’Église, le monastère et la société. Chaque couvent est une maison du peuple et est appelé à demeurer ouvert pour rester fidèle à sa mission et à sa nature au sein de la triade. Il est responsable de la culture, de l’art, de la musique, de la spiritualité et de la liberté qui forment l’identité et l’âme du Liban.