À la fois magnat des affaires, auteur, poète et philanthrope, Charles Corm a érigé son empire pour le mettre ensuite au service de sa nation. Les auteurs du roman national libanais ont été des patriarches comme Estéphanos Douaihy, des évêques comme Gabriel Barcleius, ou des intellectuels comme Charles Corm. Ils ont fondé le Liban dans les esprits avant de contribuer à sa construction. 

Loin d’être une science froide formée d’une compilation de faits insensibles, l’histoire des nations est avant tout un roman. C’est sur cette écriture romancée que s’élabore l’identité et que s’érigent les peuples. Et ce sont ces peuples qui donnent naissance aux nations. Lamartine a prévu de grandes destinées pour le Liban, car a-t-il écrit, "l’Égypte (de Méhémet Ali) n’a qu’un homme; le Liban a un peuple". Les auteurs du roman national libanais ont été des patriarches comme Estéphanos Douaihy, des évêques comme Gabriel Barcleius, ou des intellectuels comme Charles Corm. Ils ont fondé le Liban dans les esprits avant de contribuer à sa construction.

Charles Corm (à gauche, saluant de la main), au siège de la Charles Corm and Co. à Haïfa.

Magnat et philanthrope    

Charles Corm a connu un destin très particulier. À la fois magnat des affaires, auteur, poète et philanthrope, il a érigé son empire pour le mettre ensuite au service de sa nation. Il était âgé de 17 ans en 1911, lorsqu’il a été diplômé de l’Université Saint-Joseph, recevant en parallèle le prix d’honneur de philosophie. Dès l’année suivante, il se rendait à New York où il a été subjugué par les gratte-ciels et les voitures qui sillonnaient la ville. Il y retournera après la Grande Guerre, avec un saut par Detroit, pour y rencontrer Henry Ford et réussir à obtenir le droit de concessionnaire Ford Motor Company pour tout le Moyen-Orient, de Turquie jusqu’en Iran. Charles Corm a introduit ces véhicules noirs dans toutes les capitales de la région, érigeant une fortune et des relations de qualité dans les milieux de la diplomatie, des arts et des lettres.

Passionné de New York, il a bâti en 1929, le quartier général de la compagnie Ford à Achrafié sous la forme d’un gratte-ciel qui restera l’édifice le plus élevé du Liban jusqu’en 1967. Il a lui-même conçu, en 1928, les plans de ce curieux édifice à l’architecture verticale devenue emblématique. Le bâtiment restauré abrite aujourd’hui la Fondation Charles Corm. Doté d’un centre culturel phénicien, et siège de la Revue phénicienne, il est désormais affilié à l’Université Saint-Joseph.

Charles Corm and Co. allait vite devenir la plus grande multinationale du Moyen-Orient, s’érigeant en mécène pour la culture, pour l’infrastructure routière et ferroviaire, pour la construction du Musée national, de la Bibliothèque nationale, du Conservatoire national, et même du Parlement. Charles Corm a surtout voulu promouvoir l’image du Liban dans le monde. Et, pour cela, il a financé et réalisé le pavillon libanais de l’exposition universelle de New York en 1939, dans lequel a été exposé le célèbre artiste Saliba Douaihy. Son compagnon, Saïd Akl, a dit de lui qu’il "dépensait son propre argent pour construire les repères politiques, sociaux et culturels nécessaires pour soutenir notre vision du Liban".

Les jardins et la résidence de Charles Corm (ex-quartier général de la compagnie Ford) reprenant l’esthétique de l’Empire State building.

Un garant de l’identité   

Comme toute nation digne de ce nom, le Liban se devait d’être doté de son art. Pour cela, Charles Corm a fondé la Revue phénicienne dès 1919, et a abondamment publié sur les arts phéniciens. Il a également composé son célèbre ouvrage 6000 ans de Génie pacifique au service de l’humanité, fondant le principe de continuité entre le Liban moderne et l’antiquité phénicienne.

Son cercle phénicien allait devenir le rendez-vous obligé des intellectuels libanais et étrangers ainsi que des nationalistes. Avec des hommes avisés tels que les anciens présidents Émile Eddé et Alfred Naccache, ou avant eux, l’évêque de Beyrouth Ignatios Moubarak, il s’était prononcé pour le maintien du mandat français au Liban, encore trop fragile et inachevé pour être abandonné à son sort.

Sa curiosité pour sa culture l’a poussé à s’intéresser à celles de ses voisins les plus proches, notamment les druzes de la montagne de Soueida dans son ouvrage Le Volcan Embrasé, et les Arméniens de Cilicie dans Les Ciliciennes. Dans La Montagne inspirée publié en 1934, il a voulu exprimer son identité. Cet ouvrage poétique, traduit en anglais, a obtenu le prix international de poésie Edgar Allan Poe.

Dans La Montagne inspirée, Charles Corm est allé à la recherche des fondements de son identité, de son histoire et de son existence. "Mais tristesse, tristesse, indicible tristesse! s’était-il exclamé, Nos grand-mères parlaient le syriaque à Ghazir. Le syriaque où survit la Phénicienne adresse et son rude désir."

En francophone convaincu et en francophile, il n’a pu s’empêcher de souligner la primauté de la langue indigène à la base de la culture nationale. "Qu’un peuple est orphelin, regrettait-il, quand il n’a pas de langue. Que les langues d’autrui sont un habit d’emprunt. Qu’on y paraît douteux, honteux, chétif, exsangue, étrange et importun!"

Document du gouvernement militaire français adressé à Charles Corm, directeur civil du ravitaillement, de 1918 à 1919, date de la fin de la mission.

La Grande famine

Dans Les miracles de la Madone aux sept douleurs, il a exposé tous les détails de l’atrocité de la Grande famine. Ne possédant pas encore d’appareil photographique, il s’est appliqué à dessiner les mourants sur les trottoirs, renouant dans cette discipline, avec son père Daoud Corm, grand artiste des peintures des églises libanaises et mentor de Gibran Khalil Gibran. Charles s’est voulu témoin dans cette transmission de la mémoire la plus douloureuse. Il a décrit sans fausse pudeur, le supplice enduré par ses concitoyens. Cette torture, il l’a vue de ses propres yeux de jeune homme, il l’a décrite et l’a combattue. Ayant contribué à aider les victimes de la famine par ses propres moyens, il a été nommé par les Français, dès la libération en 1918, pour organiser la direction du ravitaillement civil de Beyrouth.

Durant la guerre, le jeune Charles Corm, âgé d’à peine 22 ans, avait été surpris et attrapé par les Ottomans alors qu’il distribuait la nourriture aux enfants affamés. Ce crime lui avait valu l’arrestation pour une période indéterminée en attendant un jugement hypothétique qui n’arriverait sans doute jamais. Il avait donc dû fuir la prison, comme nous le raconte son fils David devenu malgré lui, la preuve vivante et le témoin de ce qui se tramait en 1914-1918 pour l’extermination des montélibanais.

Nul besoin de rappeler que les aides françaises acheminées par le commandant Albert Trabaud et la milice de l’évêque Paul Akl, devaient s’effectuer de nuit, car les Ottomans interdisaient toute aide susceptible de réduire le nombre des victimes de la faim.

Nul besoin de revenir sur le blé brulé ou renversé dans la mer lorsque son transport vers Damas s’avérait irréalisable, ou encore de rappeler les réserves de graines et de fruits secs confisquées, les bêtes de somme réquisitionnées, les forêts coupées, et les interminables entraves aux projets de silos du gouverneur Ohannes Kouyoumdjian tentant de sauver la population de la Montagne. Les arrestations, le tribunal militaire, les nombreuses archives du Quai d’Orsay ou de la Croix-Rouge américaine, tout cela semble si pâle encore devant les récits poignants transmis par nos grands-mères.

Ce que David Corm nous apprend sur son père est une réalité qui se dresse à elle seule, toujours vivante, une plaie ouverte, face à tous les doutes des négationnistes. Charles Corm a été arrêté pour avoir donné à manger à des enfants affamés. Devant ce témoignage, s’effondrent toutes les théories relativistes qui s’appliquent encore à noyer dans des analyses savantes, les martyrs du génocide du Mont-Liban.

Croquis par Charles Corm, représentant les scènes de souffrance sous Kafno (la Grande Famine) dans "Les miracles de la Madone aux sept douleurs".