Selon le politologue Ahmed Barqawi, le terme " dawla madania " (L’Etat civil) n’existe pas en science politique. Il s’agit d’une terminologie employée dan les sociétés arabes comme équivalent au concept d’" État laïc ".

En réalité, ce nouveau terme, aujourd’hui au cœur du débat politique, n’existait pas avant les révolutions arabes. Il a été introduit par les Frères musulmans afin de suggérer un État ayant une autorité civile et non religieuse ni militaire. Ce qui signifie, bien entendu, un État non gouverné par des clercs ou des militaires, mais sans toutefois être laïc. Car lesdits Frères musulmans sont idéologiquement opposés à la séparation entre État et religion. Pour eux, " l’État civil " est un terme imprécis qui leur permet d’éviter cette séparation. Il conduit ainsi graduellement à la mise en place d’un État religieux.

L’État civil des réformistes libanais

Pour le courant qui se dit réformiste au Liban, la “dawla madania " apparaît comme la solution magique à toutes les crises politiques. Considérons pour cela avec plus de précision ce terme si vague et ambigu. Soulignons tout d’abord que la Constitution libanaise est civile par son essence puisqu’elle n’est pas basée sur des croyances et des fondements religieux. Le Liban est de ce fait un " État civil ". Le but du pouvoir étant la souveraineté populaire, la laïcité est une technique qui règle le rapport entre la religion et l’État. Par ailleurs, le confessionnalisme politique est lié au système politique, en d’autres termes, à la répartition du pouvoir entre les composantes de la société.

La laïcité n’est pas une philosophie alternative au religieu. Elle est une traduction technique au niveau étatique de l’autorité politique et de la structure de l’État, indépendamment du religieux, et émanant de la volonté du peuple.

L’État libanais

Le principe général de l’État libanais est celui d’un État laïc, avec des manifestations religieuses. Il y a donc une société constituée de communautés religieuses comme cela apparaît dans le statut personnel de chacune des communautés. L’État libanais est un État croyant mais non théocratique, c’est-à-dire que la Constitution croit en l’idée de l’existence de Dieu sans pour autant imposer une religion particulière. De la sorte, les pratiques religieuses ou les idéologies ne peuvent porter aucune atteinte à la neutralité de l’État en matière de religion.

L’Australie

A titre comparatif, considérons la Constitution du Commonwealth australien qui commence par : " Attendu que les habitants de la Nouvelle-Galles du Sud, Victoria, l’Australie-Méridionale, le Queensland et la Tasmanie, comptant humblement sur la bénédiction du Dieu tout-puissant, ont consenti à s’unir en un seul État fédéral indissoluble sous la Couronne du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande…". Cette formulation ne remet en question en aucune manière la laïcité de l’État australien.

Selon ce même principe, la Constitution libanaise ne spécifie pas de religion officielle pour l’État et ne fait d’aucune loi religieuse la source de la législation. Les lois libanaises ne sont pas fondées sur une croyance religieuse particulière et le pouvoir judiciaire prend ses décisions au nom du peuple libanais et non au nom d’une autorité religieuse, quelle qu’elle soit. Le système de statut personnel pluraliste forme l’exception afin de ne pas porter atteinte aux valeurs inaliénables des droits de l’Homme. Par conséquent, le Liban fait coexister un État laïc avec une société non laïque. La République libanaise est une démocratie laïque pour ce qui a trait à sa philosophie constitutionnelle.

La communauté au Liban

L’individu au Liban appartient à une communauté qui est à la base de la structure historique et politique. Si nous éliminons la communauté, l’appartenance communautaire ne sera pas pour autant abolie. C’est la règle de la garantie à la participation au système politique qui sera abolie et remplacée par la loi du nombre, ou par la communauté la plus forte. Ayant supprimé de la sorte les garde-fous, cette dernière serait en mesure d’exercer l’exclusion envers les autres sur la base de leur appartenance communautaire. L’affiliation du citoyen au Liban passe par la communauté culturelle (dite religieuse), et il est impossible de séparer l’État de la société.

L’État est une autorité qui règle les liens matériels entre les citoyens et n’a rien à voir avec l’appartenance religieuse. La communauté dans le système politique libanais a une signification politique et non religieuse, excepté dans le cas du statut personnel. Ailleurs, il s’agit d’une appartenance culturelle. Subséquemment, si nous acceptons l’idée que la question de la laïcité n’a aucun rapport avec la communauté, nous pouvons comprendre que l’État libanais possède sa propre laïcité, qui ne peut être comparée à celle de l’État français.

Le communautarisme sociétal et le communautarisme politique continuent d’être pointés par les réformistes comme responsables de tous nos maux, alors que la société libanaise est une société hétérogène dont le pluralisme se traduit par le communautarisme sociétal qui reflète l’identité. Ainsi donc, pour abolir le communautarisme, il faudrait soit remplacer le peuple libanais par un autre peuple ayant une identité homogène, soit engager un long parcours de développement pour changer les identités multiples qui se sont construites pendant des millénaires.

Le cas de la Turquie

Pour saisir les chances de ce changement hypothétique, considérons la Turquie où Mustafa Kemal Atatürk avait imposé la laïcité par la force de l’armée " protectrice de la Constitution ". Le résultat a été la transformation de Sainte-Sophie en mosquée, ceci en violation du " document de fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune ". Ce document signé en 2019 par Sa Sainteté le Pape François et le Grand Imam d’Al-Azhar Ahmad Al-Tayyeb, est considéré comme le document commun le plus important entre le christianisme et l’islam. Il déclare que "la protection des lieux de culte – temples, églises et mosquées – est un devoir garanti par les religions, par les valeurs humaines, par les lois et par les conventions internationales ". Attirons ici l’attention sur le fait que la société turque est une société religieusement homogène, contrairement à la société libanaise.

Le faux débat de la laïcité

La laïcité n’apporte pas de solutions à la question des conflits des identités. Or c’est sur les identités communautaires et non sur les convictions religieuses que se focalisent les litiges au Liban. Et la laïcité n’apporte pas de solutions aux crises politiques majeures du Liban, à ses relations régionales et internationales et à ses divisions entre divers pôles.

La problématique à laquelle nous faisons face consiste à chercher une solution à la gestion du pluralisme communautaire au Liban, car sa gestion s’est révélée être un échec jusqu’ici. Cela ne peut se faire par un appel à l’abolition de ce pluralisme, ce qui aurait pour conséquence l’élimination de la participation de tous les Libanais à la détermination du sort du pays. Cela conduirait surtout à exclure les minorités et à les transformer en citoyens dépourvus de leurs droits mais devant assumer leurs devoirs. Tout cela en présence d’une culture idéologique de l’exclusion qui n’accepte pas l’autre dans sa différence. D’autant que nous nous plaçons dans une région caractérisée par l’absence de la culture du respect des minorités, de la démocratie et des droits de l’Homme, ainsi que des fonctions régaliennes et fondamentales de l’État.