Se réveiller. Veiller à retranscrire les cauchemars de la nuit passée à vous retourner dans votre lit à la recherche d’un sommeil en pointillé. Poser un pied hors du lit. S’assurer que les panneaux solaires assurent. Poser l’autre pied, espérer que vos jambes flageolantes ne vous lâcheront pas. Ouvrir les stores électriques. S’apercevoir que même le soleil a déserté ce pays de fiel et d’amertume. Passer sous la douche. Vous remettre dans votre lit et tenter de vous connecter à votre PC, histoire de faire honneur à votre métier de journaliste, scrupuleusement. Slalomant entre le wifi défaillant et la 3G délivrée au compte-goutte. Valser de l’un à l’autre en pestant sur le sort et sur ces conditions inhumaines qui vous sont imposées. Appeler votre maman sur la ligne fixe. Soutenir à peine une conversation plus devinée qu’entendue. Apprendre que les stations-service ont décidé d’arrêter de livrer du fuel. Vous jeter dans votre voiture en enfilant ce qui se trouve sous la main pour ne pas perdre un décilitre de cet or noir acheté à prix d’or brut. Demander à faire le plein et remercier avec gratitude le ciel d’avoir permis cela. Passer par la pharmacie, s’enquérir du somnifère dont un proche de votre entourage ne peut se passer. L’une le propose à 15 dollars. Vous passez votre chemin. L’autre, un peu plus loin, possède une boîte à 110.000 LL. Vous payez la moitié avec votre carte de crédit et l’autre en cash. Pour le plaisir jouissif d’utiliser cette carte que tout le monde refuse. À chaque trajet effectué, faire le plein dans votre réservoir, sait-on jamais ce qui peut se passer? En chemin, vous vous transformez en agent de circulation, veillant à rester alerte, surveiller qui arrive de droite et qui tente de vous doubler à gauche. Regarder la route et demeurer dans la vigilance absolue. Surtout ne pas crasher votre voiture dans un trou d’égout dont la plaque a été volée pour être revendue. Surtout ne pas amocher votre véhicule, le réparer vous coûterait un rein. Même avec une assurance tous risques. Veiller surtout à ne pas tomber malade, même si votre assurance médicale est payée en fresh, les hôpitaux sont désertés et déserts. Les médecins sont partis pratiquer leur serment d’Hippocrate dans des pays dignes de ce nom. Certains d’entre eux font la navette entre Dubaï et Beyrouth, pour ne pas lâcher leurs patients… Les hôpitaux sont devenus un mouroir. Les gens meurent devant leurs portes, faute de n’avoir pas versé la somme de 2.500 dollars en fresh réclamée avant d’admettre le ou la malade aux urgences. Les pharmacies, elles, regorgent de tout, mais réclament d’être payées en dollars ou l’équivalent de la somme en livres libanaises selon le marché noir. Dans ce presque pays, presque personne n’accepte plus les cartes bancaires. Certains établissements proposent de majorer le total de 35%. Vous êtes plus que consentante, après tout, cette somme est otage de la carte qui plafonne à un certain chiffre valable pour un mois et remet les compteurs à zéro le mois suivant. Pour vous, cette somme équivaut aux billets de Monopoly. Vous avez l’étrange impression de vous débarrasser d’une somme qui ne vous appartient pas, alors que vous l’avez gagnée à la sueur d’un dur labeur qui vous a menée au burn-out…

Comment dépenser cette somme dont personne ne veut? Il parait que certains irréductibles la prennent sans majorer les prix affichés! Vous découvrez que le site en ligne d’une marque de vêtements féminins accepte les cartes de crédit et livre la marchandise à l’adresse souhaitée. Qu’à cela ne tienne: vous achetez des robes totalement inutiles, avec une presque fierté d’avoir déjoué le sort.

Partout ailleurs, les paiements se font en espèces alors que les retraits mensuels de cash sont limités à une somme dérisoire qui vous assure uniquement vos besoins en essence, à condition d’utiliser votre véhicule deux fois par semaine, pas plus. Quant aux robes achetées par carte, elles viendront tenir compagnie à une garde-robe fantôme qui ne voit plus la lumière du jour… Vous crevez de trouille à l’idée d’effectuer des trajets en voiture, même si vos portières sont verrouillées et vous rentrez avant que le soleil ne se couche parce que vous habitez dans un lieu assez isolé et que les attaques à main armée ne se comptent plus. Les Libanais manquent de tout et meurent de tout… Votre quotidien est géré entre une poignée de lollars et une autre de fresh, lequel sitôt atterri sitôt envolé. Les besoins sont immenses. Et non, il ne s’agit pas de vivre votre vie d’avant, loin de là, mais de vous maintenir en mode survie. En vous contentant du raisonnable. Sans plus.

Manger, dormir, se laver, travailler, espérer qu’Internet soit au rendez-vous et recommencer. 365 jours sur 365.

La nuit, vous vous barricadez, la peur au ventre. Parce que vous avez la chance d’avoir des panneaux solaires qui éclairent votre intérieur, le transformant en phare repérable dans l’épaisseur des ténèbres autour. Ne serait-il pas plus raisonnable de ne plus afficher ces signes extérieurs de lumière? De rester dans la pénombre? Peut-être…

Entre-temps, une infime caste de la société libanaise poursuit sa vie dorée comme si rien n’avait changé. Il s’agit des anciens riches restés riches puisqu’ils n’ont pas été affectés par la crise. Ceux-là sont encore et toujours dans une perpétuelle quête d’investissements et de surinvestissements, même si l’avenir d’au moins cinq générations issues de leur descendance est largement assuré… Là où la justice de l’Homme fait défaut, la Nature s’en chargera. Il suffit de regarder du côté de la Planète qui est sur le point d’imploser, subissant les sévices de la race humaine qui la malmène sans pitié. Elle se fera une joie de mettre enfin sur le même niveau tous ceux qui ne sont pas nés égaux, mais qui mourront égaux, du moment qu’ils seront tous bouffés par les vers… à l’exception des plus malins des "nouveaux pauvres" qui auront choisi, histoire de faire un pied de nez au destin, de se faire incinérer et de voir leurs cendres dispersées dans un coin d’Italie paradisiaque, surplombant la bleue Méditerranée, puisqu’ils ont été prévoyants en souscrivant à l’assurance-mort A room with a view