Par le concept de mondialité, l’essayiste, poète et écrivain Edouard Glissant désigne la multiplicité du divers compris comme un enrichissement intellectuel et humain, par opposition à la mondialisation vécue comme un appauvrissement. Nous sommes maintenant dans ce qu’il appelle un "Tout-monde" dont la particularité est d’être complètement inextricable. Aussi cette mondialité refuse-t-elle la pensée impériale, celle qui s’organise en système et qui essaie d’imposer son ordre dans le monde. Pour être capable de la vivre, Glissant en appelle à l’utopie. Telle que la pense Edouard Glissant, l’utopie, ou encore la pensée du changement, diffère du sens qu’elle a dans la tradition occidentale où le mot désignait plutôt un modèle de vie, avec tout ce qu’un modèle peut avoir de contraignant. Cette pensée du changement, qu’il appelle aussi "la pensée du tremblement", est la pensée de tout ce qui change et de tout ce qui peut nous changer en changeant autour de nous. C’est aussi la ville que nous fréquentons. Tandis que les villes traditionnelles sont des villes qui prennent leur temps pour évoluer, d’autres sont en métamorphose constante et totale. Ce sont des villes dont le caractère le plus manifeste est qu’elles changent tout le temps pour devenir "le lieu même du vacillement absolu" (Édouard Glissant, La Cohée du Lamentin. Poétique V, Gallimard, 2005). Cela, dit aussi Glissant, donne également une nouvelle manière de fréquenter les villes comme des lieux de transitions permanentes et qui deviennent, de fait, des espaces de l’utopie. Comment, à partir de ce qui précède, comprendre la ville? Comment comprendre les lieux qui la représentent? Comment, dans ce changement qui est le principe même de l’utopie, ces derniers peuvent-ils être des lieux de mémoire? Qu’est-ce qu’un patrimoine? Qu’est-ce qu’un musée? Autant de questions auxquelles il peut paraître intéressant de répondre au prisme de cette pensée du vacillement et du changement.

Cette pensée de la ville, comme lieu de ce qui change et, ce faisant, nous change, la ville comme utopie, Glissant l’investit également dans une réflexion sur le musée dont l’enjeu principal, aujourd’hui, est de cesser de se donner à voir comme une façade spectaculaire et finie pour laisser place à cette inextricabilité, cette "complexité intérieure" qui est au cœur-même de la mondialité. Emblématique de la ville et entretenant avec elle un lien à la fois métonymique et analogique, le musée est amené à être, comme celle-ci, le lieu d’une utopie en exercice. Il devra, pour ce faire, comporter moins de grands espaces intérieurs, très imposants et très monumentaux, et compter davantage sur des cheminements entrecroisés, sur des parcours. Sans doute parce que l’idée d’un musée, aujourd’hui, c’est de mettre le monde en contact avec le monde, ce qu’on ne peut pas faire avec la conception majestueuse du musée du Louvre. Multiplier les mondes à l’intérieur des musées et mettre en contact des lieux du monde avec d’autres lieux du monde, c’est faire en sorte que le musée soit aussi ouvert à des temporalités multiples. Ce rapport à l’espace et au temps est ce qui fait de l’espace du musée un lieu utopique par excellence, et Glissant fait appel à cette très belle métaphore du "musée archipel". Un archipel, donc, plutôt qu’une île ou qu’une oasis, et le défi de l’architecte consisterait alors à trouver le moyen d’archipéliser, d’inventer un espace où la fragmentation est davantage perçue sur un mode rhizomatique, pour reprendre la terminologie de Deleuze et Guattari, d’une mise en réseau profonde et féconde.

Or le musée, dit-on, c’en est même la fonction la plus reconnue, est un outil de résistance contre l’effacement de la mémoire, un lieu, donc, qui résiste à l’amnésie collective. Dans les cultures européennes, il récapitule ce qui a existé, tant sur le plan artistique que sur le plan du vécu. Que signifie donc cette archipélisation au regard du processus de la mémoire qui est un processus qui "ramasse"? De quelle mémoire parlons-nous? D’une mémoire diffusée plutôt que d’une mémoire qui diffuse, une mémoire qui cherche, une mémoire qui ne sait pas encore ce qu’elle va trouver et qui va à la recherche des traces. Dans une vision telle que celle-ci, le musée est un musée en devenir. Un musée vivant. Peut-être faudrait-il alors trouver un autre mot pour rendre compte de ce qu’il est. L’intérêt d’un musée qui n’est pas fini, c’est qu’il peut faire se rejoindre en un point quantité de mémoires différentes: non pas seulement beaucoup de mémoires individuelles en un même lieu, mais aussi beaucoup de lieux différents qui vont converger en un seul point du temps… une sorte d’Aleph qui, comme chez l’écrivain argentin Borges, est le point où espaces et temps se manifestent. Qu’est donc au final, et pratiquement, cet archipel de mémoires? Un laboratoire de mise en parallèle d’expériences différentes, une expérimentation, une création et, bien sûr, une collection au sens littéral du terme "colligere" qui veut dire mettre ensemble, rapprocher. Cela est d’autant plus interpellant dans un pays à la mémoire dispersée. "Au fond, dit Glissant, il faudrait que les œuvres d’art créent le musée plutôt que le musée les œuvres d’art."

"Dans le Tout-monde, tout tremble", nous dit enfin Glissant. Ce Tout-monde, dont le musée est une métaphore, cherche ce point utopique dans lequel toutes les cultures du monde, tous les imaginaires du monde peuvent se rencontrer et s’entendre sans se diluer ni se perdre. Toujours très actuelle et vivante, la pensée de Glissant nous pousse à interroger nos modes d’être, mais également nos actions, notre patrimoine culturel et urbain et à penser, ou repenser nos structures. Comment créer des espaces muséaux qui puisse être les vecteurs de cette mondialité et qui permettent de la vivre? Ces questions s’imposent encore davantage aujourd’hui que nous sommes à un tournant de notre histoire, à un moment, certes privilégié, où plus rien ne peut être envisagé de la même manière. Comment composer avec ces changements de paradigmes? En y voyant, toujours, l’occasion inespérée de nous réinventer.