Pour comprendre ou partager ce sentiment, il faut l’avoir connu, ce Salon. Ces dix jours d’ivresse que nous autres, éditeurs, auteurs, lecteurs, attendions à chaque rentrée comme une manne céleste. Cette occasion magnifique qui permettait pour les premiers d’avoir des stands, pour les deuxièmes d’avoir leurs séances de dédicaces et pour les troisièmes de faire le plein de lecture pour toute une année. Les multiples événements de ce Salon se suivaient sans jamais se ressembler, tout en rassemblant les élites du verbe qui s’incarnaient en sujets en chair et en os. Oui, les auteurs français ou francophones les plus primés dans le monde ne se faisaient pas prier pour rencontrer leur lectorat au sein de ce qui fut le troisième Salon du livre francophone dans le monde après Paris et Montréal.

Oui, ce petit pays recevait grand. D’ailleurs le Liban a toujours été synonyme de démesure. Ceci a du bon, mais du mauvais aussi. Après quatre années de vache maigre, une initiative d’un tout autre genre est née: celle d’un festival du livre international et francophone; festival qui entend fédérer l’arabe et le français et surtout pas se cantonner dans un lieu précis. "Beyrouth Livres" sera itinérant et sillonnera plusieurs villes du Liban.

Nous sommes loin du traditionnel montage de stands, chacun arborant son enseigne en mettant plus que son cœur à l’ouvrage de ce qui a toujours été le moment phare de l’année pour les Libanais francophones et farouches de l’être. Après l’annulation du Salon de 2019 qui a eu des conséquences terribles sur plusieurs maisons d’édition qui avaient misé gros et prévu près de 22 ouvrages à lancer au sein de ce Salon, autant dire que l’herbe sous les pieds des éditeurs – et de facto les lecteurs – a été coupée. Elle n’a plus repoussé depuis. Il est des terres brûlées qui restent stériles… qui vous quittent à jamais.

Il est prévu au sein de "Beyrouth Livres" que les académiciens du prix Goncourt annoncent, depuis Beyrouth, la liste des finalistes. Ceci est un acte symboliquement fort, c’est irréfutable. Mais n’est-ce pas un lot de consolation pour avoir échoué ailleurs? Celle de panser la profonde entaille existentielle qui scinde le pays par la culture à défaut d’avoir les moyens de le faire par le truchement de la politique? Le Liban est en phase terminale. Il est métastasé jusque dans ses entrailles. Il est plongé dans un coma profond même s’il est pris, récemment, par des convulsions provoquées par des émissions de gaz dans l’eau (de mer) et les flatulences qui les accompagnent, donnant l’illusion qu’il serait en rémission.

Certes, ce festival bilingue est le seul moyen de fédérer la population libanaise et d’avoir une audience maximale. D’autant plus que de nombreux francophiles ont quitté ce pays de fiel et d’amertume vers d’autres horizons. En aller simple. Alors, permettez-nous, irréductibles adeptes de la langue de Molière qui sommes restés au pays du Cèdre, d’avoir la nostalgie du Salon du livre francophone de Beyrouth, sans devoir nous en excuser pour autant… Laissez-nous juste éprouver cette émotion surgie des confins de notre mémoire, afin que nous nous sentions un peu vivants.