C’est sous cet intitulé que se sont déroulées, du 1er au 4 novembre, dans le cadre des séminaires du Master en critique d’art et curatoriat (USJ), quatre séances intenses avec Christophe Viart, professeur à Paris 1 (Panthéon Sorbonne). Que faire, face à ces temps incertains? Comment vivre avec ces incertitudes? Comment l’art essaie-t-il de faire face à cette situation? Comment répond-il à ces questions?

"Nous sommes entrés dans une ère de bouleversements sans précédent. S’y mêlent les menaces et les périls les plus disparates: pandémies planétaires, cataclysmes naturels, désastres écologiques, extinctions massives, accidents industriels, dépressions économiques, révolutions politiques… Face à ces bouleversements, nos certitudes s’effritent comme si la terre se dérobait sous nos pas au fur et à mesure que nous avançons", dit Christophe Viart.

Du désastre nucléaire de Fukushima en mars 2011 à l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe en février 2022, en passant par les révolutions du printemps arabe, la guerre en Syrie, l’expansion de Daech, les multiples attentats terroristes des organisations djihasistes, l’élection de Xi Jinping, les révélations d’Edward Snowden, la guerre de l’Arabie saoudite contre le Yemen, les crises migratoires, la montée des extrêmes en Europe, l’attentat du Bataclan, l’éveil des nouveaux féminismes et le phénomène #MeToo, le conflit israelo-palestinien meurtrier, les élections au Brésil, en Italie, la poussée des populismes et des nationalismes, la flambée des révoltes et divers mouvements de protestation par le monde, les crises financières, la Covid-19, l’explosion du port de Beyrouth, le réchauffement climatique qui concerne toutes les régions du monde… Les signes d’effondrement ne sont pas métaphoriques mais concrets. Ils ne sont plus aujourd’hui géographiquement localisés – un immeuble, un quartier, une ville, un pays. Ils se mesurent à l’échelle de la planète et s’appliquent aux différentes sphères de notre existence. Ils ont la particularité de concerner tout le monde dans le monde. Aussi, nous les côtoyons chaque jour. Ils constituent notre nouvelle normalité car, en dépit d’eux, nous continuons à vivre et à pratiquer ce qui nous fait vivre. Certes, sur des modalités que nous soumettons désormais à l’examen. Mais nous nous adaptons, de plus en plus, et probablement de mieux en mieux, à ces données venues surprendre – et suspendre – nos existences d’avant. Nous vivons avec.

"Pour les artistes aujourd’hui, faire face à l’effondrement consiste d’abord à faire avec. Comme pour nombre de chercheurs et de créateurs, cartographes, sémaphores ou sismographes, faire face signifie faire preuve de résistance plutôt que d’adhérer aux discours apocalyptiques. L’expérience qu’ils proposent de partager dans leurs démarches et leurs œuvres vise la formation et la reformation de la vie à l’ère de l’effondrement. Comme une nouvelle manière de vivre avec", ajoute Viart.

En partant des propos d’Agamben sur le contemporain et la nécessité de l’envisager, pour pouvoir l’appréhender, sur le mode du décalage ou de son "inactualité" (Qu’est-ce que le contemporain, 2007), le séminaire propose ensuite une réflexion sur les modalités selon lesquelles le temps nous apparaît, empruntant à Georges Kubler (Formes du temps, 1962) l’idée que l’actualité nous échappe, mais le passé subsiste en elle; il passe à travers elle et se donne à nous sous forme de signaux. L’actualité est donc pétrie de passé qui nous parvient à travers certains signaux que l’on reçoit par intermittence, à la manière d’un phare qui éclaire par intermittence le paysage alentour, et de manière décalée, comme on voit, de manière tout aussi décalée, les constellations dans le ciel. Comment, dès lors, percevoir notre temps, tandis que l’actualité que nous croyons connaître n’émerge que dans l’obscurité, à la manière d’un phare entre deux éblouissements, "un intervalle vacant glissant indéfiniment à travers le temps"?

En partant des pratiques artistiques actuelles, quatre réponses, ou manières de "faire face" aux temps d’incertitudes sont proposées: faire avec, faire l’histoire, résister et s’approprier.

Faire avec, travailler "avec le monde" plutôt que dans une opposition avec lui. Inventer donc d’autres types de relations avec nos environnements, nos milieux, entre nous. La méthodologie adoptée dans le cadre de ces pratiques consiste à s’appuyer sur les ressources de l’anthropologie, de l’écologie, de l’éthologie, recourir à d’autres théories éthiques, féministes, scientifiques… Il ne s’agit pas de "retourner" vers des modèles anciens, mais de contester la domination humaine sur le monde en pensant autrement la place de l’humain, c’est-à-dire dans un décentrement. Cela consiste à ne plus penser de manière centrale la place de l’homme sur terre, mais à le penser avec le reste, en reconsidérant le non-humain comme sujet et plus seulement comme objet. Il s’agit, pour finir, de tisser d’autres liens avec la nature en réalisant une forme d’être ensemble (togetherness). Rassembler écologie, féminisme, socialisme et politiques autochtones, cela implique également de renoncer à la vision eurocentrique pour adopter un regard véritablement global. Dans la création artistique, cela signifie de penser le non-humain, c’est-à-dire l’aléatoire, le chaos, le vivant. Les questions du vivant trouvent une place sensible dans les expositions: comment intégrer le végétal, trouver une place à l’animal, rester attentifs à la disparition de certaines espèces?

Faire l’Histoire: dans un essai consacré à l’artiste nord-américain Matthew Buckingham, Mark Godfrey ("The Artist as Historian", October, n°120, printemps 2007) a avancé la notion d’"artiste en historien" pour interpréter la manière dont il est possible, dans le champ de l’art, d’inventer un langage susceptible de développer une critique des narrations dominantes de l’histoire. L’artiste utilisera donc les outils de l’historien pour réfléchir. Dans ses essais sur le concept d’histoire ("Sur le concept d’histoire" (1940), Œuvres III, traduit de l’allemand par M. de Gandillac, R. Rochliz et P. Rusch, Paris, Gallimard, Folio, 2000), Walter Benjamin met en avant la figure de l’historien dont le rôle consiste à "exhumer l’expérience historique vécue". La fonction de l’historien, dit-il, consiste à "fouiller l’ordure". L’artiste sera donc ce chiffonnier qui travaillera, lui aussi, avec les rebus dont est faite l’histoire. Travailler avec les ruines, telle sera donc la démarche de l’artiste-historien: créer, cela consiste donc à performer sur des ruines. Pour le philosophe Georges Didi-Huberman, il s’agira d’exposer l’histoire (Quand les images prennent position, Minuit, 2009).

Résister: "Quel est le rapport de l’œuvre d’art avec la communication? Aucun. L’œuvre d’art n’est pas un instrument de communication. L’œuvre d’art n’a rien à faire avec la communication. L’œuvre d’art ne contient strictement pas la moindre information. En revanche, […], il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. Alors là, oui. Elle a quelque chose à faire avec l’information et la communication, oui, à titre d’acte de résistance." (Gilles Deleuze, "Qu’est-ce que l’acte de création". Conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation Femis, 17 mai 1987 [39 :00]). La création se pensera donc d’autant plus en termes de résistance dans un contexte de pandémie qui nous a poussés à penser en termes de communauté et d’isolement. Pourquoi parle-t-on de résistance? Sans doute parce que la résistance est une réponse à la fragilité: constat qui donne à méditer sur le fait que cette fragilité serait intrinsèquement une forme de résistance. Fragilité étendue du corps humain à la planète, en passant par la société. Le corps comme cible des sensations psychologiques et physiques (anxiété et sérénité). La société comme le foyer des tumultes et des différences, des iniquités et des injustices, mais aussi de la solidarité, des interactions et de la cohésion. La planète comme le cœur des changements et des désordres.

S’approprier. Comment penser l’autre en termes d’appropriation? Ce sont les processus d’hybridation et de montage qui sont ici abordés, la question de l’appropriation culturelle, ainsi que différentes réactions culturelles allant du wokisme à la "cancel culture". Il s’agit de déconstruire le concept de l’autre comme différent. Les questions de genre et du postcolonial sont ici plus que jamais à l’ordre du jour, mais c’est aussi, désormais et de plus en plus, la question de la légitimité qui est au centre des discours.

Avec des focus sur des artistes comme Michael Heizer, Solange Pessoa, Thu-Van Tran, Abbas Akhavan, Kate Newby, Yhonnie Scarce, Amakabaet Olaniyi Studio, Huma Bhabha, Daniela Ortiz, Judy Watson, Kader Attia, Matthew Buckingham, Raymond Depardon, Mierle Laderman Ukeles, Francis Alys, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Hito Steyerl, Ali Cherri et beaucoup d’autres, des arrêts sur des expositions historiques et d’autres très récentes comme Réclamer la terre, Magiciens de la terre, The Other Story: Afro-asian artists in Post War Britain, Documenta XI ou Manifesto of Fragility, le séminaire donnait à éprouver et à comprendre la richesse d’une scène artistique actuelle et globale dans son lien direct avec le monde et les inquiétudes de ces temps incertains que nous vivons. Des questions où, sensiblement, il est de moins en moins question de globalité pour une forme d’universalité qui revient dans un lexique qui l’avait quelque peu évacuée.

Nayla Tamraz
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