Ce vendredi 18 novembre, de 17 à 21 h, Bernard Bridi signe son premier livre aux éditions Antoine, à l’Urbanista ABC Achrafié. Publicitaire, créateur d’évènements, journaliste, conseiller en communication, chef d’entreprise, directeur de campagnes, il met son expérience, son savoir-faire, ses déconvenues et ses ratages dans son autobiographie Camus m’a sauvé, avec une verve et un style accrocheur qui parlent à l’esprit et au cœur. Comme pour le héros camusien, la révolte, l’absurde et l’amour tiennent une place prépondérante dans la vie et l’œuvre de l’auteur. Puisqu’ "il n’y a pas de honte à préférer le bonheur", Bernard Bridi transcende, comme Sisyphe, l’existence absurde et "ne connaît qu’un devoir, celui d’aimer". Est-il parvenu à triompher du malheur?

Vous avez intitulé votre nouveau-né Camus m’a sauvé. Mais on voit surtout qu’il vous a sauvé en classe de philo quand vous étiez, selon votre propre expression, "un cancre" et que, renvoyé de deux prestigieuses écoles à cause de votre indiscipline, vous aviez préféré les idéologies, les livres de Sartre et de Camus aux études. Mentionner Camus dans le titre, n’est-ce pas garantir un grand lectorat?

Tout d’abord, je ne me prends pas pour un écrivain et chaque fois qu’on s’exclame "mais tu as écrit un bouquin", je réponds, sans fausse modestie, que j’ignore si j’ai réussi. Dans ma vie professionnelle et même universitaire, j’ai écrit beaucoup de thèses et de mémoires très structurés, très méthodiques, mais jamais je ne me suis autorisé à écrire d’une manière spontanée. J’ai été renvoyé de deux écoles, une première fois en classe de 12e de chez les Jésuites parce qu’on m’avait infligé un examen de passage et plus tard du lycée français, en classe de première, pour "cause de politique". Je me suis présenté à l’IC, au Collège protestant, partout, en vain. Personne ne voulait d’un élève avec une mention pareille sur son dossier. Je lisais beaucoup, mais pas les livres qu’il fallait lire pour réussir à l’école. Je faisais six heures de sport par jour. Quand on m’a mis à la porte du lycée, j’ai été dans une école qui repêchait tous les recalés de la ville. Mais à l’examen de philo, j’ai eu la chance absolument inouïe, probablement miraculeuse, d’être interrogé sur Camus. Avec un autre sujet de dissertation, j’aurais échoué et je me serais retrouvé aujourd’hui menuisier ou plombier. C’était le bac français et on avait quatre heures pour disserter. Je n’ai même pas fait de brouillon, j’ai tout balancé en quarante-cinq minutes. En me voyant partir si vite, le surveillant général m’avait dit: "Ah bon, Bridi, une feuille blanche?" Je pense que j’ai eu la meilleure note en philo! D’ailleurs, je me vois souvent comme Sisyphe, malgré ma détermination. Et je me retrouve dans toutes les idées de Camus!

Le dessin de la première de couverture de l’ouvrage est signé Bernard Bridi.

Et vous réussissez à accrocher le lecteur sur 900 pages avec des faits réels et les noms véritables des personnages.

C’est venu comme ça. Quand il fallait être sérieux, j’ai été sérieux, quand il fallait faire des aveux, je n’ai pas hésité une seconde, et quand il fallait exprimer mes désillusions, j’ai été jusqu’au bout. J’ai été transparent, j’ai appelé les choses et les personnes par leurs noms et certains vont certainement m’en vouloir.

C’est un livre répondant aux critères du pacte autobiographique. Est-il purement autobiographique?

Oui, tout ce qui y est raconté est bien arrivé et il n’y a pas de fioriture. Je n’ai rien changé, parce qu’il s’agit d’un vécu extrêmement intense et d’expériences qui m’ont fait mal, mais pas tout le temps. Je continue à payer les pots cassés. Un prix très fort au niveau personnel, au niveau humain et au niveau professionnel.

Vous avez abandonné les idéologies, comme Camus.

C’était mai 68, la révolte, les cheveux longs! Je me suis enroulé dans un pseudo-parti qui était de gauche. On nous appelait "les bolcheviques" parce que ça faisait peur. On était indépendants, libertaires, on se battait pour la démocratie, pour la liberté tout court et la liberté de penser. J’ai failli être embrigadé dans ce parti et ce n’est qu’un an plus tard que j’en suis sorti. J’étais un révolté sans le savoir, parce que je ne supporte pas les carcans, ni les idéologies, ni les dogmatismes. J’ai perdu beaucoup d’amis et j’y ai laissé beaucoup de plumes. Par la suite, j’ai dirigé des entreprises, des campagnes de publicité plus ou moins importantes, des réseaux d’agences, et j’ai toujours refusé d’avoir une attitude autoritaire. Je pense que c’est aussi grâce à un livre qui m’a beaucoup inspiré: Le manager humaniste.

Vous citez les membres de la bande des compagnons incorrigibles, dont un certain Tony Boulad. Il s’agit d’Antoine Boulad, le poète?

Oui, on était le tandem infernal. On a fait les 400 coups ensemble, on nous a mis à la porte tous les deux. C’est après l’école que je me suis découvert intellectuel, premier de promo, etc. et qu’il est devenu un grand poète et un éditeur.

Dans votre livre, vous évoquez deux situations différentes dans lesquelles vous étiez sur le toit du monde et pourtant…

D’abord, j’étais asthmatique et à force de volonté et d’entraînement sportif j’ai vaincu l’asthme. J’ai pu être sur le toit du monde deux fois dans ma vie, dans deux situations différentes. En effet, j’aurais pu intituler mon livre J’ai raté la dernière marche, car chaque fois que j’arrivais au sommet, il y avait une marche qui subitement se brisait. Une fois à cause de moi, mais, dans la plupart des cas, c’était dû à des catastrophes planétaires, comme l’histoire de la monnaie africaine ou mon problème en Arabie saoudite quand, à la suite d’un décret royal, la société monumentale que j’avais créée au niveau de la pub s’est effondrée en trois mois.

Ce qui ne vous a pas tué a dû vous fortifier. Ainsi, vous évoquez Léo Burnett qui vous a appris à transformer l’échec en opportunité. De plus, vous vouliez être l’homme des situations impossibles; c’est pourquoi vous n’avez jamais voulu d’une vie routinière, style métro-boulot-dodo. Comme si vous connaissiez votre point fort. Quel est-il?

Chaque fois que je suis devant l’alternative entre un chemin difficile et un autre facile, je choisis malencontreusement le plus ardu comme si je voulais tester mon endurance, mon potentiel. Je suis peut-être un peu tête brûlée aussi parce que j’aurais pu prendre certaines décisions faciles! Souvent, je me suis cassé la gueule. Mais j’ai vécu intensément, passionnément, et ça, c’est camusien. Je suis principalement publicitaire et sans passion on ne peut pas réussir dans la publicité. Mais je continue de faire des campagnes très réussies, indépendamment du profit matériel personnel. Dans ce livre, il y a également toutes les campagnes que j’ai réalisées, y compris la communication politique.

Pour un professionnel de la publicité et des médias, une personne impliquée dans la réussite de chaque détail de son projet, n’avez-vous pas appréhendé l’écriture d’une autobiographie aussi dense sans être vraiment formé à l’écriture?

Au départ, je voulais théoriser ce que je faisais, j’avais accumulé tellement d’expérience dans ce domaine qu’une thèse s’imposait et j’ai commencé à l’écrire, mais j’en avais assez d’écrire des analyses structurées. J’ai opté pour la marge de liberté que permet un bouquin. C’est pourquoi le mien est hybride. Je parle de moi-même, de mon expérience pragmatique. Le livre contient des documents et des illustrations, des campagnes, des gingles. Il est accompagné d’un CD. Il peut intéresser tous les lecteurs, mais également les étudiants en art graphique et ceux qu’on appelle en anglais les practicians of advertising. On y voit également comment on construit l’image de marque d’une personnalité. J’avais toute une équipe avec moi, des gens formidables comme Farid Chehab et d’autres de la même trempe. Chaque fois que je voulais baisser les bras parce que j’étais combattu ou comme poursuivi par le mauvais sort, il me remontait le moral: "On se bat pour des valeurs, pour des idées, on veut faire bouger les choses, la société. On va y arriver! On a fait des campagnes absolument fabuleuses". À la fin de mon livre, j’évoque un peu plus Camus, je mentionne aussi Luc Ferry que j’aime beaucoup et j’insiste sur l’humanisme. Mais je sais que je n’arriverai nulle part, comme Sisyphe, même si je continue à me battre. Tout est absurde. On n’est arrivé nulle part avec la révolution! On est tous descendus dans la rue, mais ça a vraiment été la grande désillusion.

Vous dites quelque part dans votre livre "le Saoudien détenait le pouvoir, le Libanais le savoir". Et aussi "les Libanais sont les créatifs, les initiateurs de projets qui insufflent la dynamique et le mouvement". Malgré tous leurs talents, pourquoi n’arrivent-ils pas à s’entendre sur la moindre chose au Liban ou du moins à sortir de l’impasse?

C’est que le Libanais devrait évoluer collectivement! Il n’est rien individuellement! Une étude faite il y a une dizaine d’années par un ministre de l’époque, Demianos Khatar, avec qui j’étais assez copain, portant sur la personnalité libanaise, a montré que le Libanais est déterminé par son histoire, profondément inscrite dans l’instabilité. Cette insécurité fait qu’il se bat pour survivre et s’en fout du reste. C’est quelqu’un qui parle plusieurs langues, qui est pénétré par des influences, comme l’affirme Amine Maalouf que je cite beaucoup aussi à la fin de mon livre. Regardez les Libanais en Europe, ils prennent des risques, travaillent beaucoup plus longtemps que les autres! On n’a jamais eu d’État parce qu’on n’a jamais réellement eu une nation et j’ignore si on en aura un jour! Le "nous" n’existe même pas quand nous disons nous. Qui sommes-nous? Des communautés, des confessions! L’individu libanais peut être très bon ou très mauvais, mais c’est quelqu’un qui se bat. Pour se battre, il faut être créatif et avoir de l’imagination. Regardez nos jeunes aujourd’hui qui sont partout et créent des startups révolutionnaires! Le revers de la médaille, c’est qu’on n’a jamais pu construire quelque chose, politiquement ou collectivement.

Le livre se termine par l’évocation d’un grand projet, le dialogue des alphabets, qui a risqué d’être étouffé dans l’œuf à cause de la chaîne de catastrophes au Liban.

Il s’agit de solliciter des artistes internationaux, surtout des peintres, pour qu’ils travaillent ensemble, à titre d’exemple un japonais, un tunisien, un américain, sur une peinture ou un support graphique sur le concept des alphabets. Comme le Liban constitue le berceau des alphabets, ce ne serait que justice que le monde reconnaisse sa contribution à l’essor des alphabets et au dialogue des cultures. Dans le livre, il y a des esquisses qui ont été réalisées par un artiste sur quinze alphabets! Ces peintres viendraient au Liban pour y exposer leurs œuvres et celles-ci seraient transposées dans le centre-ville, place des martyrs. On s’était entendus avec la municipalité qui nous avait proposé de prendre un terrain pour en faire un musée permanent en plein air. Il s’agit d’œuvres pérennes qui resteraient au Liban, à Beyrouth, et dont le concept serait aussi incontournable que le Parc Guell en Espagne. L’idée a fait son chemin. Au départ, je l’avais proposée à Cheikha Moza dans sa version initiale et elle l’avait beaucoup appréciée, mais le projet était resté lettre morte à cause du changement des assistants et des directeurs de la Qatar Foundation. Puis je suis rentré au Liban et on a fondé une association qui existe toujours. Le problème, c’est que j’ai dû arrêter à cause du Covid et de la révolution du 17 octobre. Beaucoup de noms illustres, de grandes institutions ont voulu participer à ce projet: Jacques Lang avec l’Institut du monde arabe, l’Unesco, la Raï en Italie, l’ex-ambassadeur de Grande-Bretagne au Liban, Tom Fletcher, Xavier Darcosse, l’ancien ministre et diplomate qui a voulu faire partie du jury. Le dialogue des alphabets, c’est faire travailler des artistes ensemble afin de créer, à travers l’art, un dialogue sur la paix.

Avec l’association Fabriano qui s’est enthousiasmée pour le projet, nous avons commencé avec 50 écoles. On a fait deux expositions qui ont eu lieu au centre-ville et à l’ESA, avec l’un des supporteurs les plus tenaces, le regretté PDG de l’ESA, Stéphane Attali, qui nous a hélas quittés à la suite d’un cancer foudroyant. Il a proposé un master d’événements, à l’ESA, en prenant le dialogue des alphabets comme thème central. Vous lirez parmi les témoignages celui de Jean-Claude Nahas qui a pris le relais de son père, Raymond Nahas, dans la fondation Fabriano et son évaluation du projet des alphabets.