Dans un Liban en pleine crise existentielle, des gardiens de la mémoire du pays mettent en lumière son passé glorieux et persévèrent dans leur noble mission. Georges Boustany, grand collectionneur de photos, fait partie de ceux-là. Il a acquis, au fil des années, quelque 10.000 photos qui racontent mille histoires du passé. Du temps où le Liban était la Suisse du Moyen-Orient et Beyrouth la plaque tournante incontournable entre l’Orient et l’Occident. Georges Boustany a publié un premier ouvrage, Avant d’oublier,  et lance son deuxième opus le 9 décembre de 17h à 20h à Beit Beirut, dans le cadre de l’expositon Allo Beirut, une étonnante visite immersive dans le Beyrouth d’hier et d’aujourd’hui. Entretien.

Parlez-nous de ce qui a motivé la publication du premier ouvrage Avant d’oublier… 

Mon travail est avant tout un travail de mémoire. J’ai commencé à archiver des coupures de journaux à l’âge de huit ans, au début de la guerre, parce que j’avais déjà le sentiment que ce que je vivais n’était pas normal et je ne voulais pas que cette mémoire se perde. J’ai poursuivi ce travail toute ma vie, à travers un journal intime quotidien, des enregistrements sonores et vidéo, des photos. En 2015, lorsque j’ai lancé, à l’occasion du 40e anniversaire du 13 avril 1975, ma page Facebook "La guerre du Liban au jour le jour", c’était en quelque sorte la continuation de ce travail de mémoire qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui et qui est suivi par plus de 34.000 lecteurs.

Avant d’oublier s’inscrit dans la même logique, mais la différence ici est qu’il ne s’agit plus seulement de ma mémoire, mais de celle de nos aïeux. M’étant découvert une nouvelle passion, celle des photos d’anonymes du siècle passé, surtout celles d’avant-guerre, je me suis mis à les collectionner et ai proposé à L’Orient-Le Jour d’en publier une de temps en temps, accompagnée d’une petite légende. C’était en 2017. L’idée a plu aux lecteurs et je me suis pris moi-même au jeu, la légende se transformant au fil des articles en une chronique d’une demi-page. Nourries d’entrevues avec des personnes âgées et de recherches intensives dans mes archives et celles de L’Orient, du Jour et d’autres publications de l’époque, ces chroniques fourmillent de petits détails essentiels ou simplement émouvants que je couche sur papier dans l’espoir qu’ils ne seront plus oubliés, parce qu’ils représentent notre mémoire collective et expliquent en partie ce que nous sommes. Mais comme les photos imprimées sur papier journal perdent une bonne partie de leur qualité, j’ai choisi d’en faire un recueil sous forme de livre d’art, où on pourrait les découvrir dans toute leur beauté. C’est en quelque sorte l’aboutissement de mon travail de mémoire:  Avant d’oublier, c’est ce qui à mon sens ne doit plus disparaître, qu’il s’agisse de photos et de renseignements sur le quotidien de ceux qui nous ont précédés. Ce sont, sous la forme d’un ouvrage qui se déguste dans tous les sens et au rythme que l’on voudra, des pièces de l’immense puzzle que fut le Liban de nos parents et de nos grands-parents. C’est, sous la forme la plus concise possible, ce que je souhaite transmettre à mes enfants afin qu’ils comprennent d’où ils viennent.

Pourquoi avoir lancé la deuxième édition d’Avant d’oublier? Qu’allons-nous découvrir de nouveau par rapport à la première édition?

Commencée en 2017, ma chronique se poursuit jusqu’à nos jours, un samedi sur deux. Le premier ouvrage contenait les chroniques publiées entre 2017 et 2019. Celui-ci regroupe celles de 2019 à 2021. Comme vous le savez, depuis la publication du premier ouvrage, nous sommes entrés dans une période très turbulente, entre crise économique et financière, révolte du 17 octobre 2019, pandémie, crime du 4 août 2020, faillite de l’État, et tout cela se traduit par un quotidien de plus en plus difficile qui influe désormais sur le choix de mes photos et des mots que j’emploie pour les décrire. Ce qu’il y a de nouveau est que mes articles offrent une perspective sur les raisons pour lesquelles nous en sommes là, car c’est un des principaux enseignements de près d’un demi-siècle de travail de mémoire: on nous a caché la vérité. Et la vérité, on en retrouvera des aspects dans ce second opus: la vérité est que ceux qui nous gouvernent veulent nous faire oublier que nous avons un passé. Pourquoi? Parce que les mêmes travers se perpétuent de génération en génération, entre une caste dirigeante mafieuse et corrompue (pour ne pas dire criminelle – en témoignent quinze ans de boucheries), et un peuple dans sa majorité écrasante manipulé, soumis, ignorant, prêt à vendre son âme au diable pour une poignée de dollars. Ce second opus est donc pourpre comme le sang versé le 4 août 2020 et qui n’a toujours pas obtenu réparation (il est d’ailleurs dédié aux victimes de ce crime), pourpre comme cette crise sans précédent, ce vol caractérisé et impuni de tout un peuple de déposants, pourpre comme cet enfer que nous vivons et qui semble sans issue, pourpre comme l’écrasement de la révolte dans le sang. Mais il est aussi ce qu’était le précédent, un voyage dans le Liban de l’âge d’or, où la vie était plus douce, la ville plus authentique, les gens accueillants, souriants, la croissance et le développement soutenus par des visionnaires. Ce livre peut donc se lire à deux niveaux, celui de l’exploration du Liban d’hier (et de ce qui pourrait être le terreau du Liban de demain) et celui de la critique de ce nous en avons fait.

Vous qui possédez la plus grande collection de photos du Beyrouth d’antan, vous avez néanmoins quitté le pays pour assurer une vie stable à votre famille…

Je n’ai pas la prétention de posséder la plus grande collection de photos du Beyrouth d’antan, loin de là! Il y a des collectionneurs de cartes postales et de travaux de photographes connus qui ont amassé des trésors. Il y a aussi des institutions comme la Fondation arabe pour l’image qui conservent des centaines de milliers de photos quand je n’en ai "que" dix mille. Mais en tant que collectionneur particulier, j’imagine que mes photos constituent un fonds assez conséquent, d’autant que je les ai acquises une à une avec mes propres deniers, en prenant le temps de les sélectionner pour diverses raisons (informations qu’elles comportent, qualité intrinsèque de la photo, beauté de l’objet, etc.). Ces dix mille photos ont ensuite été numérisées, référencées, classées dans des albums et le tout est déposé à l’Université Saint-Esprit de Kaslik (Usek) qui se charge du nettoyage et de la conservation.

J’ai dû partir à Dubai, en effet, durant les six mois de la saison morte 2021-2022 pour des raisons économiques, mais je me suis dépêché de rentrer au Liban en avril dernier, parce que mon entreprise (Lazy B, club balnéaire au sud de Beyrouth) a repris son activité et puis parce qu’il m’était impossible de poursuivre ma collection dans les pays du Golfe, dont la mémoire photographique remonte à quelques décennies tout au plus. Vivre à l’étranger, c’était en tout cas pour moi l’occasion de me remettre les idées en place et de comprendre pourquoi, malgré tout, je préfère la vie au Liban. Ce pays est vraiment un mystère, quoi qu’on fasse on y revient toujours – et j’ai d’ailleurs évoqué cette question dans une phrase qui a fait l’objet d’un plagiat: "Beyrouth vous suivra jusqu’à votre dernier souffle…"

Peut-on dire qu’il faudrait désormais faire le deuil de deux dates charnières? Celle de la guerre civile qui a défiguré, détruit et tué; et celle du post-17 octobre 2019 qui a atomisé Beyrouth le 4 août 2020?

Je ne sais pas quel sens cela aurait de faire le deuil de certaines dates qui sont désormais intégrées à notre ADN national. Si par faire le deuil vous entendez oublier, je pense que cela est impossible, quoi qu’on fasse et quoi que fassent ceux qui président à nos destinées et qui en ont été des acteurs de premier plan. Il est tout aussi impossible de pardonner tant que justice n’a pas été rendue, et pour la guerre civile, il y a eu une loi d’amnistie qui a remis au même niveau victimes et bourreaux, ce qui est non seulement un scandale sans nom et un crime contre l’humanité, mais aussi une des raisons pour lesquelles nous ne sommes pas mieux lotis, aujourd’hui, qu’au lendemain de quinze ans de guerre. Pour la guerre, nous ferons le deuil par la disparition de ceux qui l’ont vécue et de ceux qui l’ont faite, il n’y a plus d’autre solution, mais cela ne cimentera pas pour autant la nation libanaise, alors que cette tragédie commune aurait dû y contribuer. Pour la période d’après octobre 2019 et surtout le 4 août 2020, aucun deuil n’est possible tant que justice n’aura pas été rendue et tant que la révolte n’aura pas abouti. Si par faire le deuil vous entendez renoncer au renversement des criminels et des corrompus et à la justice, je pense qu’on en est encore très loin. À mon sens, la révolte n’a fait qu’entrer en veilleuse en attendant des circonstances plus favorables. Je ne peux pas croire que la majorité du peuple libanais est heureuse du fait que rien n’a changé depuis octobre 2019.

Est-il, selon vous, encore permis d’espérer?

Il est toujours permis d’espérer, l’espérance est du reste un thème qui revient fréquemment dans mes écrits. Nous n’aurions pas pu survivre dans ce pays où nous avons tout vu, tout enduré dans un supplice sans fin, si nous n’avions pas toujours dans la rétine la lumière du bout du tunnel. Le problème est que cette lumière s’est avérée être le train… mais enfin un jour viendra où ça ira mieux. Je n’ose pas imaginer qu’il n’y ait plus d’espoir, je suis persuadé qu’au fond, nos problèmes politiques et économiques peuvent être résolus assez rapidement, nous ne sommes tout de même pas plus grands qu’un mouchoir de poche peuplé par quelques millions de personnes, rien à l’échelle du monde. Et nous avons un pays si généreux! Ayant expérimenté la rudesse du climat désertique, je suis revenu au Liban les yeux écarquillés devant toute cette verdure, ce climat tempéré et agréable, ce soleil qui caresse et fait bronzer sans agresser, et l’eau, l’eau omniprésente. Quoi qu’ils fassent, ils pourront difficilement tout voler, et tant qu’il reste quelque chose de la générosité de ce pays, il reste de l’espoir.