Publié pour la première fois en plusieurs parties dans la revue Les Temps modernes dirigée par Sartre (et fondée par lui en 1945), Qu’est-ce que la littérature? (Gallimard, 1948) est une sorte de manifeste de la conception sartrienne de la littérature engagée. Sartre y répond à trois questions essentielles qui se posent dans ce contexte d’après-guerre, et dont les réponses devraient fournir au lecteur de ce temps les quelques éléments de compréhension de sa présence au monde, un monde qui tente, lui aussi, de se comprendre à nouveau. Les trois questions sont les suivantes: "Qu’est-ce qu’écrire?", "Pourquoi écrire?", "Pour qui écrit-on?"

Qu’est-ce qu’écrire? Sartre va répondre à cette question en considérant d’abord ce qu’écrire n’est pas: écrire ce n’est pas peindre ni composer de la musique. L’écriture est ainsi différente des autres formes d’art car, contrairement au peintre ou au musicien qui laissent le spectateur libre d’imaginer (ou de mettre en images), l’écrivain, en revanche, peut guider son lecteur. Il distingue ensuite, au sein même de la pratique de l’écriture, entre la prose et la poésie: "La prose se sert des mots, la poésie sert les mots". La poésie considère le mot comme un matériau, tout comme le peintre sa couleur et le musicien les sons. La démarche du prosateur est néanmoins, pour lui, complètement différente. Pour ce dernier, les mots ne sont pas des objets, mais désignent des objets (on dirait aujourd’hui qu’ils sont "transitifs"). Ils agissent sur le monde.

Sensiblement à la même période, le philosophe John Langshaw Austin affirmera que "dire, c’est faire". Son œuvre la plus connue en France, How to Do Things with Words (1962), (traduite sous le titre de Quand dire, c’est faire) repose sur des idées qu’il développe en 1939, qui font l’objet d’un article en 1946 et de conférences à la BBC avant d’être prononcées sous la forme de conférences à l’Université de Harvard en 1955 puis publiées sous l’intitulé que nous connaissons. C’est à cette époque aussi qu’il devient ami avec Noam Chomsky. La contribution majeure d’Austin a été de souligner le fait que le langage est utilisé pour faire, autant que pour affirmer. Ainsi, des phrases telles que "Je promets de faire cela" sont performatives dans la mesure où, bien plus qu’établir un constat, elles performent une action. Tout en énonçant l’acte de promettre, le locuteur est en train de promettre. De là, Austin suggère que toute parole est une action.

Aussi le prosateur de Sartre est-il un parleur et "parler, c’est agir". Désigner des objets, dira donc Sartre, cela revient à les dévoiler, les révéler, et cela consiste aussi à faire en sorte que personne ne puisse ignorer le monde et, de fait, s’en dire innocent. Ce qui, bien entendu, exclut du champ de cette écriture toute tendance esthétisante. Le souci du style ne doit jamais précéder celui du monde. Il pourrait s’ajouter à lui mais ne saurait précéder les valeurs, morales, politiques ou sociales qui lui sont attachées. Si l’on ne peut demander ni au peintre, ni au musicien de s’engager, l’écrivain, lui, doit s’engager tout entier dans ce qu’il écrit. L’écriture est un choix. Et si l’écriture est une décision, il convient aussi de se demander pourquoi on écrit.

Pour répondre à cette deuxième question, Sartre commence par remonter à l’origine de l’écriture: "Un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde", explique l’écrivain qui va explorer la relation particulière qui se développe entre l’auteur et son lecteur: l’écrivain donne à voir le monde à un lecteur qui va l’intérioriser. Ce monde devient, aussi, sa responsabilité: "Écrire, c’est une certaine façon de vouloir la liberté; si vous avez commencé, de gré ou de force vous êtes engagé."

C’est donc la dimension proprement parrhésiale qui définit l’écriture engagée, c’est-à-dire sa dimension critique. D’après son étymologie aussi bien grecque (kriticos) que latine d’ailleurs (criticus) le mot signifie "être capable d’émettre un jugement". Cette capacité relève de ce que les Anciens Grecs appelaient la parrhésia, un terme qui apparait d’abord dans la littérature grecque, chez Euripide (483-406 av. J.-C.) et d’autres textes anciens vers la fin du IVe siècle et durant le Ve siècle av. J.-C. et qui veut dire textuellement "parler franchement, librement", ou "la possibilité de tout dire". La Parrhesia était donc une composante essentielle de la démocratie. Elle a, dès son origine, une dimension politique. Elle désigne le privilège des citoyens athéniens, égaux en droit, de pouvoir prendre la parole à l’Assemblée. Étant ce qui permet de construire un espace où l’autre existe dans son altérité, et donc sa différence, elle permet de fait d’ouvrir un espace de liberté qui n’implique pas seulement la liberté d’expression mais également le devoir de dire la vérité pour le bien du peuple malgré les risques que cela comporte. Michel Foucault la définit également dans Discours et vérité (Discourse and Truth: The Problematization of Parrhesia. Six lectures given by Michel Foucault at the University of California at Berkley, oct.-nov. 1983). Il y a parrhèsia, dit-il, quand un dire-vrai ouvre pour celui qui l’énonce un espace de risque.

Si l’écriture place l’écrivain, ainsi que son lecteur, dans le champ de la démocratie et donc de la politique, la question, non moins essentielle, consiste alors pour Sartre à devoir connaître son public afin de savoir comment l’engager. Pour qui écrit-on? "À première vue, répond-il, cela ne fait pas de doute: on écrit pour le lecteur universel; et nous avons vu, en effet, que l’exigence de l’écrivain s’adresse en principe à tous les hommes." Certes, l’écrivain a pour ambition de transcender le moment historique dans lequel il vit en s’élevant à un niveau plus élevé. Cependant, insiste Sartre, l’écrivain se doit d’abord de parler à ses contemporains. L’écrivain joue alors un rôle de médiateur. Il est homme, mais il est aussi écrivain, une posture qu’il a choisie.

Qu’est-ce qu’écrire? Pourquoi écrire? Et à qui? Ces questions, toujours à l’ordre du jour, nous invitent à repenser le pouvoir des mots pour parler d’un monde qui, aujourd’hui aussi, tente de se comprendre. Que peut faire l’écrit? Comment agit-il sur le monde? Qu’est-ce que dire libre ? Qu’est-ce que dire vrai? Comment dire le vrai? Comment ne pas céder à la facilité? Comment écouter la pression du monde? Comment parler à ses contemporains? Quel récit est le nôtre? Que voulons-nous dire? Et que dirions-nous si nous n’avions plus que maintenant pour le dire?

Nayla Tamraz
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