Les éditions L’Orient des livres ont publié l’œuvre posthume du philosophe et érudit Farès Sassine, Écrits IEssais et Écrits II, Lectures, disponibles en langue arabe en un seul ouvrage et en langue française en deux tomes occupant plus de mille pages. Le lancement avait eu lieu dans le cadre d’une table ronde au Salon du livre arabe en décembre 2022, animée par les professeur.e.s Chibli Mallat et Marlène Kanaan et modérée par l’écrivaine et éditrice Racha el-Ameer.

L’éditeur précise dans sa note que Farès Sassine ne se décidait pas à publier ses écrits de son vivant, pour diverses raisons, que sans l’apport de sa femme Mona et de ses deux filles Rania et Myriam, qui ont rassemblé ses écrits, la publication aurait été impossible. Pour Chibli Mallat, la raison la plus probable est le besoin de retourner à la tâche sans relâche pour perfectionner l’œuvre tant le penseur était exigeant. "Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage!" Mais la faucheuse est venue tôt au rendez-vous et le lectorat arabe et francophone aurait été privé de l’héritage intellectuel du conseiller littéraire principal de Dar an-Nahar et de l’un des piliers de L’Orient-Express et de L’Orient littéraire. Dans la préface des Écrits I, objet de notre présent article, l’historien Henry Laurens exprime son admiration pour l’œuvre de Farès Sassine et compare ses Essais à une boîte de bijoux qui attend les lecteurs. Farès Sassine, avec autodérision, avait ainsi résumé sa démarche: "La seule chose pour laquelle je mériterais d’entrer dans l’histoire, c’est la paresse, c’est-à-dire le péché capital qui m’a empêché d’entrer dans l’histoire."

Les Écrits I, Essais sont divisés en 6 parties, la première consacrée à la philosophie, la deuxième dédiée aux lettres et à la culture, la troisième vouée à la poésie, la quatrième à l’histoire et la politique, l’avant-dernière aux hommages et aux portraits et la dernière munie d’un abécédaire.

L’entretien exclusif et inédit avec Michel Foucault, pièce maîtresse

Longtemps inédit en français, cet entretien qui inaugure la partie philosophique du livre s’étend sur 22 pages. L’interview avait eu lieu en août 1979, un an après la révolution et l’instauration de l’État Islamique et n’a été publiée dans sa langue originelle qu’en 2013 dans la revue lyonnaise Rodéo. En août 2014, on peut la trouver dans une nouvelle et belle traduction arabe signée Ahmad Beydoun dans la revue beyrouthine Kalamun. Dans la préface Des Ecrits I, Essais, Henry Laurens précise que ce long entretien réalisé par Sassine avec Michel Foucault "est une pièce importante du dossier concernant les relations du philosophe avec la révolution islamique. Il est maintenant régulièrement cité dans les études concernant Foucault". Farès Sassine, qui venait de soutenir sa thèse à Paris, interroge Michel Foucault sur son point de vue qui a scandalisé et fortement marqué les milieux intellectuels parisiens, à propos de la révolution iranienne. Foucault lui répond en répliques "échelonnées". Selon beaucoup d’analyses en Europe, en France, la déculturation de l’Iran sous l’effet du régime impérial du Chah, les modèles occidentaux adoptés ou plutôt imposés, un certain chaos politique, avaient poussé les Iraniens à s’identifier complètement à l’islam, à son vocabulaire, au point que leurs revendications initialement sociales et politiques se confondaient avec l’instauration d’un État islamique. Le peuple iranien, "n’étant pas capable d’avoir un discours révolutionnaire, une idéologie révolutionnaire, une organisation révolutionnaire au sens occidental du terme, et bien ma foi, il se serait replié sur l’islam". Voilà l’essentiel de la réponse de Foucault, celle qui lui est parvenue par le biais de son entourage et qu’il croit inexacte, d’après ses propres mots. En revanche, Michel Foucault avait assumé le fait que ce n’est pas faute de mieux qu’on aurait utilisé l’islam pour mobiliser les musulmans. Pour lui, ce mouvement qui était un mouvement très largement populaire et qui attirait des millions dans les rues, était le fruit d’une volonté aussi politique que religieuse, comme ce qu’on a vu en Europe aux XVe et XVIe siècles quand les anabaptistes se rebellaient contre le pouvoir politique en place et piochaient la logique et le lexique de leurs mouvements contestataires dans une croyance religieuse. Or les Iraniens ne voulaient ni un autre régime politique ni un régime de mollahs, implicitement. "Ce qu’ils cherchaient, c’est une forme d’eschatologie religieuse", précise l’illustre philosophe français.

La poésie et ses magiciens

Dans la partie consacrée à la poésie, Farès Sassine passe rapidement en revue le parcours de grands poètes libanais d’expression francophone et arabe et s’intéresse particulièrement à leur œuvre. Il n’y a qu’un seul poète d’exception qui figure et crée l’exception: le poète français Baudelaire. L’auteur commence donc par l’hommage à Georges Schéhadé, "le poète de sa poésie", comme il l’intitule. Il parle du format des poèmes, conçus dans la brièveté qui contribue à leur charme puissant, du style qui les inscrit dans un surréalisme aux confins du symbolisme évanescent et souligne le mariage heureux de la modernité et du classicisme intemporel. Après avoir mentionné certains commentaires critiques sur l’œuvre, il écrit: "Aimer les poésies de Schéhadé est facile: en dégager l’essence sans l’appauvrir ou la trahir est comme ‘le genou écarté’ de ‘cette femme’: ‘une peine infinie’." Ensuite, il dresse le portrait du poète Béchara el-Khoury ou Al-Akhtal as-Saghir, surnommé ainsi pour ne pas être confondu avec le président de la République libanaise. Le prince des poètes, dont les poèmes furent chantés par les géants du tarab comme Oum Kalthoum, Abdel Wahab, Asmahane, Farid el-Atrache, ainsi que par Feyrouz et Wadih el-Safi, avait marqué la poésie et son portrait jeune, peint par Rachid Wehbé, restera ainsi ancré dans la mémoire collective, rappelant implicitement ses célèbres vers sur la beauté et la jeunesse. Dans l’hommage à Michel Trad, Sassine présente une traduction en français du poème "Voisins", du grand poète de la langue vernaculaire, tiré de son recueil Roue (Doulab). L’auteur "tente de traduire", selon son expression, deux poèmes ou chefs-d’œuvre poétiques en français de Saïd Akl, "La romance de la nuit" et "La romance de la lune" tirées du recueil Rindala. Il consacre une bonne place au poète Joseph Noujeim, poète de la transgression, de l’éros, de la femme et du mal. L’auteur des Écrits le considère comme un poète authentique et une voix originale et classique. Voici une traduction de Farès Sassine de la première strophe du poème "Racée " extrait du recueil Corps (Jassad):

Elle s’entortille ainsi qu’elle implore la rescousse
Puis se réentortille exaltant la secousse
Ivre de déverser le bien de la nuit,
Par la beauté elle se fait mal et nuit
Comme errer par la chair ferme, lisse, terreuse
Et pâtir où elle est blonde et moelleuse
Comme deux seins dont l’un du toucher s’est suffi

Et le second encor encor inassouvi
Amère est-elle racée qui dans la jouissance
Se transfigure sur l’irréelle magnificence.

Dans ce sublime bouquet de poèmes, choisi et traduit méticuleusement par le philosophe, nous pouvons savourer en français un extrait de la prose poétique d’Ounsi el-Hage "À Leila", suivi de deux poèmes traduits de l’arabe du poète Mohammad Abdallah chantés par Oumayma el-Khalil: "Cette tête" et "L’air en saucisses". Farès Sassine rend possible au lectorat francophone la découverte de la poésie de l’un des grands poètes libanais Joseph Sayegh, influencé par les symbolistes comme Mallarmé, Paul Valéry et Saint-John Perse. En traduisant les vers de nos poètes, l’auteur dévoile la richesse de leur patrimoine culturel, le nôtre qu’il nous est difficile d’analyser dans les limites de cet article.

Hommages et Portraits

Dans l’avant-dernière partie, Le penseur nous laisse étonné.e.s devant l’abondance poétique de la sœur de Georges Shéhadé, très peu connue bien qu’elle ait écrit plus que son célèbre frère. Onze recueils, confirme à Farès Sassine l’éditeur prestigieux GLM – ou Guy Lévis Mano –, alors que son frère n’en a écrit que cinq! Sassine parle avec profusion d’elle et nous invite à la lire, elle qui a vécu avec son mari (un marquis italien) loin du Liban et de la France, et qui fut scrupuleusement éditée par Ghassan Tuéni, le garant du patrimoine! "L’apport le plus original de Laurice Schéhadé, le foyer où son œuvre poétique connaît son incandescence c’est l’amour, ou plutôt, l’amour comme désespérance. La détresse de la passion ne vient pas des obstacles qu’on lui oppose. Elle est dans l’accomplissement du sentiment, dans son essence même", nuance Farès Sassine.

"Grâce aux frères Rahbani, chaque Libanais se sent plus libanais, chaque Palestinien plus palestinien, chaque Syrien plus syrien… et tout arabe plus élevé dans son être même", résume superbement le penseur. Cependant, dans "In Memoriam", Farès Sassine parle plutôt brièvement des deux grands auteurs compositeurs et dramaturges, malgré leur monumentale stature. Est-ce parce que leur phénoménale popularité ne souffre aucune analyse, n’a besoin d’aucune explication? Ou est-ce tout simplement parce que le livre n’était pas encore destiné à la publication?

En revanche, il est intéressant de lire Dominique Chevallier, vu par son élève: "Le livre de Chevallier insère la société du Mont Liban dans les structures arabes environnantes et montre l’appartenance des diverses communautés à un même modèle familial, voire tribal. Il renvoie dos à dos deux ‘miroirs’ de l’histoire politique: l’un qui fait du Liban une réalité très ancienne, sinon éternelle; l’autre qui y voit une création de la France en 1920″. Le séminaire du mardi que Dominique Chevallier dirigea à Paris IV devint une institution culturelle franco-arabe. Il créa également le Centre d’histoire de l’islam contemporain afin d’apporter une lumière clarifiante sur des confusions longtemps entretenues. Et Farès Sassine termine son hommage en disant qu’au fil des ans, son maître de séminaire à La Sorbonne abandonnera son discours diplomatique pour dévoiler son parti pris pour les libertés libanaises. "Ses derniers articles dans An-Nahar et dans L’Orient-Le Jour l’attestent suffisamment", confirme-t-il.

Farès Sasssine projetait d’écrire la biographie de Ghassan Tuéni, figure de proue de la culture, de la diplomatie et de la politique au Liban, et ce n’est point surprenant de voir sa plume couler de source et affluer abondamment pour rendre hommage à l’éditeur aux mille talents dont il fut le conseiller littéraire. Multipliant les casquettes et brillant de mille feux, Ghassan Tuéni l’écrivain multilingue, le seul ministre à se déplacer dans toutes les régions enflammées et rivales durant la guerre, le recteur de l’université Balamand, reste particulièrement innovateur en tant qu’éditorialiste, ayant inventé un style qui lui est propre, "un art consommé de l’éditorial qu’il élève au rang de genre littéraire", souligne Sassine. Sous sa houlette, le quotidien An-Nahar devient dès 1950, le numéro un de la presse arabe. À noter que Ghassan Tuéni avait fondé la collection "Patrimoine" au sein des éditions An-Nahar, "conçue comme une Pléiade pour les poètes et auteurs francophones", indique Sassine. Ainsi, beaucoup de poètes oubliés, négligés ou méconnus sortirent de l’oubli et occupèrent la place qui leur est due, à côté d’autres illustres, qui virent leur œuvre complète renaître tout en s’habillant de la forme la plus élégante! Parmi ces auteurs exceptionnels, citons Gabriel Fouad Naffah, Fouad Abi Zeid et le magistrat Émile Abou Kheir.

Rien n’a pu altérer son espérance ni venir à bout de son endurance, ni les malheurs qui auraient dû le terrasser, ni les tragédies grecques qui ont formé la toile de sa vie. Ayant perdu sa femme, la grande poétesse Nadia Tuéni et ses trois enfants dans des situations tragiques successives, Ghassan Tuéni est aussi le père de l’un des symboles de la révolution du Cèdre et des martyrs de la deuxième indépendance, Gebran Tuéni.