Si perdu, si isolé, si seul. Quel être humain ne s’est senti ainsi un jour – insignifiant ou impuissant, dans un univers implacable et dénué de sens ? Un tel moment à la cruauté froide d’un cauchemar éveillé, comme un glissement de terrain intérieur.

Mais il existe un rêve, antidote absolu, auquel chacun peut donner forme réelle. Ce rêve, c’est l’autre, quelle que soit sa nature – humaine, végétale, animale, immatérielle et même surnaturelle. Ce rêve, c’est trouver à entrer dans un champ d’amour.
L’expérience d’un champ d’amour nous laisse transformés, certains de n’être plus jamais seuls, assurés de notre existence précieuse, créatrice et vouée à la joie.

Les exemples d’une telle expérience se repèrent dans des registres très différents, avec un effet, commun, de révolution durable sur celui qui la vit.
Vous souvenez-vous du magnifique film _Contact_ de Robert Zemeckis, d’après le roman du scientifique américain Carl Sagan ?
Jodie Foster y incarne la Professeur Eleanore Arroway (Ellie), astrophysicienne attachée au programme SETI, effectif aux États-Unis. Après des mois de persévérance, Ellie capte un signal venant de l’étoile Vega, puis reçoit les plans d’une machine inconnue, qu’elle décode, et dont la mise en œuvre fait ensuite l’objet d’une collaboration internationale. Ellie se porte volontaire pour représenter l’humanité et partir en solitaire dans la capsule, à la rencontre de cette intelligence d’un autre monde entrée en communication avec elle.

À son retour, elle affronte l’incrédulité des autorités politiques quant à la réalité d’un voyage dont elle n’a pas pu enregistrer les preuves explicites. La machine aurait ouvert un vortex dans l’espace-temps (phénomène connu en physique sous le terme de pont d’Einstein-Rosen) et conduit Ellie à une rencontre avec un être venu d’ailleurs, mais aussi avec une perspective prodigieusement élargie.

La Professeur Arroway, scientifique passionnée, n’a rien d’une mystique et s’est toujours déclarée athée. Elle a pourtant ces mots puissants, empreints de sentiments inédits, pour témoigner de ce qu’elle a vécu : " J’ai eu cette expérience. Je ne peux pas le prouver, je ne peux pas l’expliquer, mais tout ce que je sais en tant qu’être humain, tout ce que je suis, m’affirme que c’était réel. Il m’a été donné quelque chose de merveilleux, quelque chose qui m’a changée pour toujours : une vision de l’Univers qui nous dit indéniablement comme on est petit et insignifiant, et rare et précieux en même temps. Quelque chose qui nous dit que nous appartenons à quelque chose de plus grand que nous-mêmes et que nous ne sommes pas, qu’aucun de nous – n’est seul. Je voudrais, je souhaite partager ça. Je souhaite que tout le monde puisse, ne serait-ce qu’un seul moment, ressentir cette béatitude, cette humilité, cet espoir ".

La force de cette fiction, illuminée par le jeu de Jodie Foster, donne une beauté et une charge émotionnelle singulières à ce qui constitue l’expérience d’un champ d’amour, ici à l’échelle cosmique.
D’autres échelles existent, et souvent celle de la relation à deux : champ d’amour du couple, de la relation parent-enfant, de l’amitié profonde, des rencontres privilégiées. Champ d’amour, aussi, de la relation entre un patient et son psychanalyste, à laquelle Freud a donné le nom de " transfert ", qui n’est pas sans évoquer un mystérieux voyage, aux confins de soi-même. Ce phénomène du transfert fait l’objet de l’extrait, cité ci-dessous, de mon livre " La vie augmentée ", livre écrit à partir de ma pratique de psychanalyste et de cette inoubliable aventure humaine qu’est le lien avec chaque patient.

Je voudrais ponctuer ma vision de ce que j’ai appelé " champ d’amour " par le partage d’une expérience personnelle, inattendue au lieu où elle s’est produite.
C’était dans un stade à Kiev, le 26 mai 2018, lors de la finale de la Ligue des Champions. Les Reds de Liverpool, emmenés par l’excellent Jürgen Klopp, affrontaient les Galactiques du Real Madrid, magistralement portés par Zinédine Zidane. Soudain, les supporters de Liverpool, rassemblés en formation telle une constellation de feux dans la courbure du stade, se sont mis à chanter leur hymne, " You’ll never walk alone ".
Tandis que le son des voix montait puis se propageait en vagues imbriquées, je me suis sentie prise par la splendeur primitive du geste et par une sorte de faisceau d’amour, d’une puissance à la fois si grande et si simple, venu envelopper l’équipe et plus largement le stade entier. Ce champ d’amour-là s’écrivait aussi chant.
L’expérience d’un champ d’amour nous laisse transformés, certains de n’être plus jamais seuls, assurés de notre existence précieuse, créatrice et vouée à la joie.

Laissons vibrer les paroles et la musique intérieure que certains, sans doute, ont gardées de ce chant…
When you walk through a storm (Quand tu marches à travers une tempête)
Hold your head up high (Garde la tête haute)
And don’t be afraid of the dark (Et ne sois pas effrayé par l’obscurité)
At the end of the storm (À la fin de l’orage)
Is a golden sky (Il y a un ciel doré)
And the sweet silver song of a lark (Et le doux chant d’argent d’une alouette)
Walk on through the wind (Continue de marcher à travers le vent)
Walk on through the rain (Continue de marcher à travers la pluie)
Tho’your dreams be tossed and blown (Bien que tes rêves soient maltraités et soufflés)
Walk on, walk on (Continue de marcher, continue de marcher)
With hope in your heart (Avec l’espoir dans ton cœur)
And you’ll never walk alone
You’ll never walk alone.
… Et tu ne marcheras jamais seul.

" Le transfert, c’est de l’amour qui s’adresse au savoir ". Telle est la définition majeure énoncée par Lacan.
Ce désir ardent, nouveau chez lui (un patient, NDLR), de parler, savoir, changer peut-être, s’est trouvé malgré lui mis en mouvement dès lors qu’il est entré dans l’intense champ de gravitation de l’amour de transfert.
Qu’est-il donc supposé savoir, lui, le psychanalyste ? Il s’agit d’un savoir-déchiffrer l’inconscient et en produire les interprétations révélatrices.
La supposition de savoir dont est créditée la fonction du psychanalyste peut susciter des appréhensions – comme la crainte de la dépendance – et ce d’autant plus qu’il s’agit d’un savoir touchant à l’être.
Quand un psychanalyste est bien orienté, son amour fait preuve de réserve comme d’authenticité, son savoir fait œuvre d’élucidation sans entrer dans le champ de la suggestion ou de l’ascendant moral.

Renoncer à savoir à la place du patient de sorte que sa liberté émerge, consiste, pour le praticien, à privilégier un authentique désir d’analyste sur toute autre forme de pouvoir. Un tel renoncement est un choix d’amour.
(À propos d’une patiente, NDLR), je l’ai sans cesse encouragée dans les voies du savoir de l’inconscient, dont elle a elle-même saisi qu’il recelait le génie de sa guérison.

Le lien transférentiel entre un patient et son psychanalyste est ce prodige ayant le pouvoir de rompre la solitude d’un être, du fait de lui offrir la présence de l’au-moins-un dans le monde qui saura l’entendre, ne pas le lâcher et le conduire à accomplir ce changement de position qui change toutes les perspectives.

Comme le sait la psychanalyse depuis que le génie de Freud le lui a transmis : parce qu’il est aimé (fondamentalement de la mère), le moi-sujet émerge originairement et le petit enfant parvient à se distinguer d’un monde par ailleurs indifférent. Comme l’a aussi énoncé un texte religieux à portée universelle, car fondateur de notre humanité : " S’il me manque l’amour, je ne suis rien ".

Extrait de " La vie augmentée ", chapitre 2 " Choisir l’amour ", pages 92 à 108
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