" De la musique avant toute chose " , préconisait l’écrivain et poète français Paul Verlaine dans son Art poétique. Ainsi soit-il.  " Moments Sostenuto  " est une chronique musicale qui tend à valoriser les ardents défenseurs de la musique, cette  " brûlure du sensible sur les pas de l’ouvert " , comme le chante splendidement le poète libano-français Alain Tasso. Telle la pédale d’un piano soutenant la note d’une gamme,  " Moments Sostenuto  " cherche à pérenniser l’œuvre d’un compositeur, le labeur d’un musicien ou encore la passion d’un rare mélomane, dans l’obscurité de ces jours présents.

Magie ondoyante de sonorités tantôt bercées par les idylles lagunaires et tantôt bringuebalées par les bourrasques orchestrales, majestueux clair-obscur musical rembranesque vacillant entre fougue impétueuse et échappées oniriques, moirures scintillantes d’harmonies lumineuses jusqu’à l’éther ultime, ornementations périlleuses, enchanteresses et ô comme soyeuses, ses interprétations s’évadent hors du cercle des réalités, dans un vœu presque religieux, d’effleurer l’intangible et d’imposer un tacet d’une sensibilité transcendante, enivrante, torturante. Les cathédrales musicales de Martha Argerich, allant de l’absolue perfection pianistique au paroxysme de l’intégrité émotionnelle, de l’alacrité grisante aux romanesques  " soubresauts de l’âme " , selon l’expression d’Alfred Cortot, créent des moments d’éternité où dextérité, virtuosité et musicalité se rejoignent intimement dans une épiphanie musicale humble et glorieuse.

La clé de la domination de l’univers musical

 " La musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie " , dixit le mage de Bonn qui, selon les mots prophétiques de Victor Hugo, marque, entre autres, les  " cent degrés du génie " , la sublimation même de l’art. Et si, d’après l’auteur des Contemplations, Homère est le grand pélasge, Eschyle le grand hellène, Dante le grand italien, Shakespeare le grand anglais, Beethoven le grand allemand, Martha Argerich serait certainement la grande argentine. Ainsi, au dernier crépuscule des temps, lorsque l’heure de l’ultime Vérité sonnera, cette artiste, trônant sur les cimes de la virtuosité, viendra côtoyer les autres génies universels de l’histoire humaine. L’enchanteresse des touches en ivoire, pour qui son art est avant tout  " dévotion mais surtout amour, et désir de ce qu’on ignore, selon Gabriel Fauré " , considère que la clé de la domination de l’univers de l’interprétation musicale réside dans la  " continuation du travail " , afin que la scène ne demeure pas un  " autre monde  " totalement détaché du réel. Quant à la question du trac sur scène, Mme Argerich reconnait qu’elle l’a souvent expérimenté,  " des fois plus que d’autres  " :  " J’ai toujours eu le trac dans certains cas, mais cela dépend de tellement de choses, comme ce qu’on fait durant la journée " .

 " J’aime parfois le piano… " 

 " J’aime vraiment jouer du piano, mais je n’aime pas être une pianiste " , disait Martha Argerich dans l’un de ses entretiens médiatiques, comme le cite France Musique. Une affirmation qui ne semble plus être à l’ordre du jour : les certitudes d’hier se sont muées actuellement. Dans le cadre de sa conversation avec Ici Beyrouth, la pianiste argentine précise qu’elle  " aime la musique, parfois le piano mais pas tellement, et j’aime beaucoup écouter les cordes " . Ce paradoxe ébaubissant dénote, en effet, une volonté ferme de ne (presque) jamais affronter le public, seule, sur scène; elle, qui opte souvent ou (presque) toujours d’être accompagnée par d’autres interprètes.  " Je suis un peu timide, comme personne. Je l’ai toujours été. J’aime beaucoup écouter la musique, j’aime beaucoup être spectateur [plutôt que] d’être au centre de l’attention. C’est un peu bizarre " , déclare-t-elle en précisant qu’elle n’a pas un seul interprète privilégié et apprécie plusieurs genres musicaux, comme le flamenco et le jazz.

Spleen et Idéal Argerichiens

Le spleen Baudelairien, comme celui énoncé dans Le Confiteor de l’Artiste :  " Solitude, silence, incomparable chasteté de l’azur " , sied si bien à la pianiste :  " Parfois, j’aime bien la solitude comme ça a été le cas durant le confinement. Ne pouvant me produire en concert, je restais seule dans mon appartement. Je sentais toutefois une certaine liberté " . Cependant, avide  " de découvertes, de surprises et d’étonnements " , Martha Argerich, qui vient de fêter son jubilé de chêne en juin dernier, ne se voit pas oisive et cloîtrée car, comme elle aime à le répéter, être  " inspirée et enchantée par les autres est important  " pour elle. Malgré son âge qu’elle considère comme un  " simple chiffre futile " , la musicienne émérite poursuit sa quête inlassable de l’harmonie exaltée, cette promesse de révélation imprégnant les grands chefs-d’œuvre de l’humanité.  " Elle doit venir ou pas, je l’attends encore, j’attends, je suis encore en apprentissage de la vie. Et j’aimerais, malgré mon âge, découvrir et apprendre des choses " , confesse-t-elle avec un regard inquiet.

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 " J’ai perdu mon jumeau… " 

Le 1er novembre, soit exactement un mois avant cet entretien, un démiurge du piano au toucher de velours a fuit le monde des dissonances fugaces, pour rejoindre l’harmonie éternelle, là où  " la musique est née " , comme l’aurait dit Jean-Sébastien Bach. Sa technique légendaire et sa musicalité incandescente lui auraient valu une place privilégiée dans le Panthéon des géants de la musique. Avec sa mort, le pianiste argentin Nelson Freire laisse une scène musicale éplorée, des pianistes avides orphelins, et une amie fidèle, Martha Argerich, endeuillée. C’est à travers ces lignes qu’elle lui rend, avec émotion, un vibrant hommage.  " C’était un ami très spécial, c’était comme un frère, comme un jumeau même, quelque chose de très différent. Je l’écoute toujours… Je l’ai connu lorsqu’il avait quatorze ans puis j’ai pris une maison à côté de lui à Paris parce qu’on voulait toujours être ensemble " , dit-elle, profondément affligée.

Et de poursuivre :  " A une époque, on voulait apprendre les mêmes choses, nous étions semblables à tous les points de vue. Daniel Barenboim disait qu’on était le parfait duo parce qu’on ne remarque absolument pas le passage d’un piano à l’autre, [tellement] c’est la même la chose. Je me souviens toujours de cela. Quand on était jeune, on voulait apprendre les mêmes choses et si quelqu’un n’avait pas envie de jouer [quelque part], c’était l’autre qui [prenait la relève]. On voulait que ce soit comme cela parce que nous étions tellement proches. Il n’y avait pas une espèce d’ego ou d’identité bien définie. Maintenant, il n’est plus là " . Face à l’ineffable, Martha Argerich délaisse son intarissable verve, et laisse parler son silence criant :  " Un message à lui ? C’est un peu trop. Je ne peux pas. Je ne peux pas, non.  "

Une discussion à trois

 " Je regrette beaucoup de ne pas avoir enseigné, je le regrette énormément. Je l’aurais bien voulu mais je ne l’ai malheureusement pas fait " , expliquait Martha Argerich, avant que le pianiste argentin Dario Ntaca, qui l’accompagnait au piano, ne rejoigne sa collègue. Il prit aussitôt la parole :  " Tu es un oracle. Tu nous enseignes d’une façon indirecte. Il faut savoir te poser les questions, comprendre et interpréter tes réponses. De mon côté, j’ai beaucoup appris de toi pendant quarante ans " . Convaincue que nul ne peut accéder au summum de la connaissance, la pianiste chevronnée se demande avec une radieuse humilité :  " Et moi, comment je fais pour apprendre ? Moi-aussi j’en ai besoin. Toujours.  " Et la passion ?  " La passion c’est une certaine énergie qui est présente au moment même de l’interprétation. Elle y est ou n’y est pas. Il y a certains musiciens qui dégagent cette énergie comme le violoncelliste Mischa Maisky, une énergie tellement spéciale qui nous touche profondément " , indique la pianiste qui ne manque pas également de louer le talent de l’un de ses partenaires musicaux, l’illustre Daniel Barenboim :  " Son Mozart est juste merveilleux ! Je viens de jouer avec lui en octobre et nous serons de nouveau ensemble sur scène en février. Je le vois souvent parce que je l’ai connu, en Argentine, depuis l’âge de sept ans. Il avait une année de moins que moi.  "

 " J’aimerais bien que votre pays puisse se remettre " 

Sur la possibilité de se produire en concert au Liban, Martha Argerich semblait perplexe :  " En ce moment, je suis un peu âgée et je suis dans une situation un peu bizarre. Je ne sais pas pourquoi je joue, et je joue trop. Il n’y a pas de raison à cela mais quand je parle avec mes amis, ils disent que je répète toujours le même discours depuis l’âge de trente ans. C’est quelque chose que je n’ai pas résolu. Je ne sais pas si c’est une réponse ou pas, mais je pourrais bien jouer au Liban, pourquoi pas si je joue dans d’autres endroits ?  " Argentine et suisse de nationalité mais clairement libanaise de cœur ?  " J’aimerais bien que votre très beau pays puisse se remettre. Le cèdre, la nourriture extraordinaire que j’adore… J’espère une fois pouvoir le visiter aussi " , conclut-elle. L’entretien aurait pu encore durer longtemps mais il était déjà minuit passé. Martha Argerich prit congé et rejoignit la voiture qui devait la mener de Saint-Gall à Genève, un trajet d’environ quatre heures au milieu d’une nuit enneigée.