Chaque jour un mot. Un mot de plus ou de moins. Un mot déplacé. Mal placé. Oublié. Poignant. Chaque jour des vérités grisâtres. Des couleurs entremêlées. De la fumée. Et le même son assourdissant qui crève les tympans et les yeux.
Un mot qui perce le cœur. Chaque jour. Et chaque jour la limite de toutes nos limites est transgressée en toute insolence et le vide injuste résonne en nous et ne connaît plus d’échos.
Chaque jour alors, le silence. Celui d’après.
Après les aiguilles de la montre. Après la poussière -ou la poudre- aux yeux. Quand ceux qui voyaient ne sont plus. Quand ceux qui écoutaient sont devenus cendres. Et que plus rien ne renaît.
Quand plus rien ne reste. Les fenêtres sont ouvertes aux grands… vents. Et les portes ne protègent plus personne. Quand les éclats de verre nous fendent les os et nos côtes n’osent même plus respirer. Expire… Encore, encore, encore…
La terre, notre terre, -même quand on sait que rien ne nous appartient- notre terre, celle qu’on a bâtie de nos propres veines, notre seule vérité, s’écroule sous nos pieds. Comme une illusion.
Quand plus rien ne nous reste. Même pas nos restes. Notre chez-soi, chez toi, chez moi. Tout part. Loin du côté de chez Swann. Rien du côté de chez nous. Tout s’efface.
En quatre ans, quatre mois, ou quatre secondes ! Dans une explosion d’un passé aussi présent qu’irréel. Quand notre corps même nous déserte. Notre vécu est illusion. Notre âme une fenêtre ouverte. On nous l’arrache, copie-conforme, mine de rien, pour un jour la vendre aux enchères. Contre une autre. De chair, sans os.
Chaque jour une pièce.
Quand on ouvre nos mains et qu’on ne retrouve plus la force de serrer d’autres doigts, d’enlacer un autre corps, d’enfouir sa tête au creux d’une épaule. Sera-t-elle assez solide pour tenir le, les coups ? Sera-t-elle là dans quatre ans, quatre mois, quatre secondes ? Tout est fragile. Rien ne tient plus.
Dans la mer gisent des restes de nous. Aurons-nous jamais le courage de nous y baigner ? De regarder le soleil qui se couche ? Et de faire un vœu… Que le temps s’arrête. Que les larmes sèchent. Que les mères, -toutes !- sourient de nouveau… Que les enfants ne partent pas. Que la génération de demain espère encore que le plus beau reste à venir -hier encore, la génération de demain, c’était nous-… On aura tout vu.
Chaque jour une pièce.
Parce que l’on est de ceux qui se tiennent debout. Parce que l’on est de ceux qui reçoivent les pointes en plein cœur. Sans résilience. Sans bravoure. Sans masochisme. Ceux qui méprisent les poignards dans le dos. Ceux qui regardent la violence en face. Et toutes les petites guerres sinueuses. La lâcheté des hommes. La fourberie des discours. La fausseté des cœurs.
Mais le train de la vie -celui de chez nous ne fonctionnant plus- passe. Les amnésiques -et que d’amnésiques !- nous ont volé notre mémoire. Notre seul héritage. Sans scrupules. Ils nous tuent au compte-gouttes ou à la grenade-minute sans broncher. Et nous refusons de nous poser en victimes. Dans ce tribunal endimanché, les juges ne sont que les tout puissants d’ici-bas. Nous ne nous défendrons pas. Nos quatre vérités crient si fort que nous n’avons pas besoin d’avocat à la défense -de toute façon, l’avocat à La défense n’est plus-. Nous ne nous défendrons pas. Notre douleur est une preuve criante que ce sang qui coule dans nos veines, celui qui a arrosé les rues, est intègre.
Silence. Pas de verdict. On devrait attendre 15 ans plus tard pour que la raison du plus fort se trouve un -autre- bouc émissaire.
Ce soir, notre nuit est seule. Et toutes les générations pleurent -sur- ces murs qu’on a tant vénérés. Et pleure mon Liban. Et Beyrouth est mille fois brisé… et encore plus. Chaque jour une pièce. Une colonne vertébrale -redresse-toi !- un cœur, une veine, un nez, un pied, un doigt… Et l’on se tient toujours debout. Ensanglantés dans l’âme. Encendrés dans le bas-ventre. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de nous… que l’écorce, la peau. Fragile une peau…
Pourvu qu’elle soit digne… décente.
Beyrouth.