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Pour conclure ce thème, je vous propose de lire ce qu’en dit la psychanalyste Françoise Dolto dans son ouvrage intitulé Solitude.

Nous l’avons vu, le sentiment de solitude est inévitable. Il accompagne l’être humain tout au long des étapes de son développement, dès sa naissance jusqu’à sa mort. Il est nécessaire à la construction identitaire d’un sujet, car c’est en le rencontrant qu’il apprend à se connaitre en profondeur, à déployer sa créativité et à construire un moi suffisamment solide pour l’accompagner dans ses expériences existentielles.

L’apparition de ce sentiment est susceptible de provoquer une souffrance chez l’enfant. Pour l’aider à traverser ce difficile moment, la présence d’un parent empathique est souhaitée, qui le consolera lorsqu’il le faudra, en reconnaissant sa souffrance et non en la minorant, en le soutenant et en lui montrant ses apports bienfaisants. Ce parent l’aidera à apprendre, entre autres, à faire des choix authentiques, rempart contre une solitude subie, pour compenser, dans une certaine mesure, les inévitables insatisfactions que la vie en commun impose.

Chez l’adulte, la solitude peut s’avérer un moment privilégié pour réfléchir sur son parcours existentiel, les choix effectués et leur adéquation avec son désir, à se libérer des pressions sociofamiliales subies et non désirées et, éventuellement, à décider sur l’orientation à donner aux années à venir.

Voici quelques extraits de ce livre dont la pensée profonde et originale, magnifiée par un style lyrique et poétique, susciteront, peut-être, votre désir d’en lire beaucoup plus :

Elle introduit son essai par la confidence suivante :

" La solitude m’a toujours accompagnée, de près ou de loin, comme elle accompagne tous ceux, qui seuls, tentent de voir et d’entendre, là où d’aucuns ne font que regarder et écouter. Amie inestimable, ennemie mortelle – solitude qui ressource, solitude qui détruit – elle nous pousse à atteindre et à dépasser nos limites ".

Sur la solitude du nouveau-né :

" Nouveau-né, il vagit sa pesante détresse, l’insolite séparation des entrailles nidantes de sa mère qui lui fait découvrir un mode de vie nouveau, sa survie dépendant d’abord de cet air commun à toutes les créatures. Menaçante pour sa survie, la solitude ne lâchera plus cet homme, cette femme, pour la première fois séparés, après neuf mois de co-vivance accordée à leur mère, que ravit ce cri de solitude première. Ce cri de besoin d’elle, ce cri de vie qui, pour elle, est le premier langage de son nourrisson. "

Sur la solitude et le rôle de la mère :

" La solitude qui permet de réfléchir, de se sentir, même seul, en sécurité, cela est articulé à la mère, cela se construit au contact d’une mère suffisamment compréhensive, suffisamment tolérante, pas trop fatigable, qui nous a assisté jusqu’au moment où nous nous sentons devenir une personne, et où elle devient pour nous, en acquiescement ou en opposition à elle, une personne autre que nous-mêmes. C’est ainsi que ces mères nous font accéder à une solitude saine. Je veux dire celle qui n’est jamais complète, parce que l’être aimé, elle, bien qu’absente, existe au monde et que la pensée d’elle n’éveille aucun sentiment de culpabilité à son égard, mais seulement espérance d’elle. La solitude s’expérimente temporaire et partielle, elle est ainsi supportable ".

Solitude du parent, solitude de l’enfant :

 " Notre solitude ne sait pas quelle est aussi la leur, angoisse aussi de notre jeune vie qui s’ignore fragile et mortelle encore, et que c’est de notre existence que la leur s’allège d’espérance. Souffrance de la solitude et souffrance de ne pas comprendre alternent encore à cet âge, avec le réconfort du tendre corps à corps et des caresses consolatrices, moments exquis pour les parents comme pour leurs petits, moments où la solitude est bannie de leur cœur comblé de joie ".

La solitude-piège :

" Lorsque chez un être humain, de l’enfance au grand âge, son désir se décourage d’en appeler à un autre qui, dans la rencontre et les échanges de communication, détient l’éventualité d’un renouveau, d’une peut être surprise agréable mais dont il redoute l’inaccessibilité ou le rejet, ou bien que l’autre n’est ni à portée de voix, ni à portée du  regard, que l’autre est trop différent, que la séparation de lui dans la réalité ne peut se muter en langage par un autre compris, ni trouver un substitut pour leurrer son attente, l’être humain risque le piège d’une solitude décréative.

Si rien ni personne ne vient le délivrer de ce piège, son désir se leurre de fantasmes de moins en moins différenciés, ce qui le rend ignorant de son désir, et inexpressif et muet. Cette solitude pathologique, il faut à l’humain la fuir avant qu’elle ne lui soit devenue refuge dont l’issue vers le monde extérieur pourrait se refermer. Il lui faut tendre vers un ailleurs quand lui-même ou peut-être d’autres êtres, de besoin aussi sont en quête, ou d’autres qui, à sa blessure, sauront compatir, à son manque, délivrer des mots, un geste d’apaisement. C’est en s’entre-recherchant que le sens du langage est rendu à leurs besoins dans le plaisir partagé d’ensemble les apaiser, à l’envi d’un recevoir et d’un donné rencontrés qui délivrent le désir dans le jouir enfin ensemble trouvé.

Ainsi va le désir de tous les humains individués, masculins ou féminins, dans l’alternance de solitude et de communication, de repos et d’activité de désir. Rythme et musique de notre être monde, créatif, récréatif et procréatif de vie, quand paroles et actes sont accordés dans la vie relationnelle ".

La solitude saine :

Accepter de laisser passer sans prendre, sans rejeter, voir, entendre, en regardant, en écoutant et ne pas comprendre, c’est accepter, mêlé aux autres, la solitude. C’est se reconnaître humain, désir sourcé dans la chair, désir qui, à la tête, au cœur, parle aux entrailles, appelle au sexe, désir qui entend celui des autres, désir incarné toujours, qui se connaît à jamais, séparé, dans l’espace, des objets dont les fins nous échappent et que notre désir voudrait maîtriser.

C’est s’accepter témoin, illustration individuée éphémère d’une espèce dont le désir jamais ne peut trouver dans notre corps caduc et dormeur, justification de ce qui dans nos rêveries et nos songes contredit les limites de notre pouvoir, le sens d’une vérité que nous sommes impuissants à appréhender et à assumer dans nos actes, et qui échappe à nos paroles.

C’est reconnaître en la haine l’amour qui s’y masque par pudeur ou pas prudence, et savoir que dégradé, amour et désir s’accomplissent sous masque de travail ou de vertu.

C’est accepter d’ignorer le commencement et la fin de cette apparente unité d’individu que je suis avec ce corps dont la naissance a été, par d’autres, déclarée, la mort qui par d’autres le sera, toutes deux, et leurs franges, par les autres assumés".

Pour terminer, voici un joyau de Louis Aragon. Saurez-vous deviner, au-delà de sa destinataire, à qui s’adresse véritablement le poète pour apaiser ses émois de solitaire ?

Les mains d’Elsa

Donne-moi tes mains pour l’inquiétude
Donne-moi tes mains dont j’ai tant rêvé
Dont j’ai tant rêvé dans ma solitude
Donne-moi tes mains que je sois sauvé

Lorsque je les prends à mon pauvre piège
De paume et de peur de hâte et d’émoi
Lorsque je les prends comme une eau de neige
Qui fond de partout dans mes mains à moi

Sauras-tu jamais ce qui me traverse
Ce qui me bouleverse et qui m’envahit
Sauras-tu jamais ce qui me transperce
Ce que j’ai trahi quand j’ai tressailli

Ce que dit ainsi le profond langage
Ce parler muet de sens animaux
Sans bouche et sans yeux miroir sans image
Ce frémir d’aimer qui n’a pas de mots

Sauras-tu jamais ce que les doigts pensent
D’une proie entre eux un instant tenue
Sauras-tu jamais ce que leur silence
Un éclair aura connu d’inconnu

Donne-moi tes mains que mon cœur s’y forme
S’y taise le monde au moins un moment
Donne-moi tes mains que mon âme y dorme
Que mon âme y dorme éternellement.