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À l’occasion de la réédition des Œuvres complètes de Spinoza en Pléiade, le Centre universitaire méditerranéen (CUM) à Nice a organisé un colloque où se sont exprimés, tour à tour, plusieurs spécialistes au sujet du langage et de sa manipulation. Thème destiné à nous faire réfléchir sur les dérives engendrées par le relâchement du langage et son détournement à des fins totalitaires. À cet égard, Spinoza fut un précurseur dans la déconstruction des dogmes qui prennent leur origine dans les dysfonctionnements et les troubles de la représentation qui relie la pensée au langage et le langage au réel. Aujourd’hui, la philosophie doit faire face à une désinhibition du langage aussi bien sur les réseaux sociaux que dans les établissements scolaires, alors qu’elle luttait autrefois pour les libertés. 

Sur le tableau blanc, face à l’auditoire, on peut lire: "Il faut se méfier des mots" – comme une exhortation à la prudence et une allusion à la devise de Spinoza "Caute" ("Prends garde"). Mais aussi, une citation d’Irvin Yalom extraite de son roman Le Problème Spinoza: "La force d’une conviction est sans rapport avec sa véracité."

Rappelons que dans l’Europe de la Réforme, un jeune commerçant d’Amsterdam, Baruch Spinoza, juif et érudit, doute d’un monde prépensé par les théologiens. Exclu de sa communauté, il devient polisseur de lentilles oculaires et penseur de la liberté. Refusant tout principe de finalisme dans la nature, il affirme l’unité de l’âme et du corps. Penseur maudit, puis réintroduit dans l’Histoire des idées, l’auteur de l’Éthique demeure l’incontournable référence pour une critique des idées religieuses, de la nature, des institutions politiques et sociales, de l’éducation et des représentations idéologiques du monde.

Après la présentation du colloque, Patricia Trojman, docteure en philosophie et présidente de l’institut Spinoza dont l’objectif est de diffuser l’œuvre du philosophe pour un symposium international, a développé la thèse selon laquelle Spinoza est un précurseur de la dénonciation des manipulations langagières. Elle cite Lev Vygotski (1896-1934), fondateur de la psychologie soviétique qui a été soumis à une censure radicale en tant que spécialiste de la pédagogie. Il démontrait dans son ouvrage Langage et Pensée, paru en 1934, que "l’on ne peut dissocier le langage de la pensée, donc du processus de développement des idées. Ce n’est pas un hasard, ajoute-t-elle, si Vygotski était un farouche défenseur de Spinoza, lequel ne pouvait envisager l’enseignement à partir des passions tristes car elles constituent le terreau de toute manipulation."

Les techniques de propagande travaillent à partir des représentations erronées du monde, entretenant la confusion et la méconnaissance des définitions des mots. Ainsi en est-il du discours de la guerre où les mots sont pervertis: le mot "dénazification" est surexploité au nom d’une guerre patriotique. "Le langage représente toujours, aujourd’hui, un enjeu politique majeur dans l’exploitation de processus inconscients. Le même mot fait appel à des associations mentales différentes", affirme Patricia Trojman.

Elle fait référence à un texte de Rousseau "qui prend tout son sens sur l’écrit qui ne fait que renforcer et figer le pouvoir du langage en prescription, privant l’individu de sa liberté d’agir dans des régimes de non-droit". Certes, selon Spinoza il est difficile de s’extraire du langage manipulateur, mais il appelle à en prendre conscience pour s’en libérer. La philosophie, dont l’objectif est une exigence de cohérence et de rationalité, a pour vocation de dénoncer la violence faite au langage. Le mot "guerre" prend des sens différents selon les belligérants. Il y a des manipulateurs et des manipulés. "Spinoza met davantage la responsabilité sur les manipulés passifs que nous sommes que sur les manipulateurs. Pourquoi? Parce que les manipulateurs persisteront toujours", dit-elle. Le peuple doit agir à la base, ce qui conduit à une critique des passions tristes et de la peur entretenues par le pouvoir politique. Il faut une émancipation politique, une déconstruction par la prise de conscience. Étant donné que les mots peuvent dire des contre-vérités et des mensonges, alors la manipulation est consubstantielle au langage.

Et Patricia Trojman de conclure: "À force d’être dans le factuel, les médias ne remontent jamais à la chaîne causale, mais exploitent le caractère irrationnel du langage, ce qu’on peut désigner par la technique du faux complot. Et c’est là que la pédagogie prend tout son sens."

Pour sa part, le philosophe Arno Munster dont le dernier ouvrage est consacré à Spinoza, et travaillant aujourd’hui sur le projet de réhabilitation de sa pensée dans un cadre européen, a présenté, en deuxième partie du colloque, la critique du langage totalitaire chez Victor Klemperer et Jean-Pierre Faye.

Entre les deux guerres mondiales, le récit idéologique de l’extrême droite italienne et allemande est caractérisé par un art démagogique de la manipulation, du mensonge et de la diffusion systématique du discours de la haine par ses leaders. Il affirme: "Ces discours deviennent les instruments de la domination des masses et de leur mobilisation par un système totalitaire (Lo Stato Totalitario 1936-1940 de Mussolini) dont la finalité n’est autre que la ‘Guerre totale’ et les objectifs criminels d’une politique à la fois impérialiste et exterminatrice nazie à l’égard des minorités ethnico-religieuses stigmatisées comme les Juifs."

Arno Munster rappelle le parcours de Klemperer, après l’arrivée des nazis au pouvoir, qui se voit interdire le droit d’enseigner en raison de ses ascendances juives alors qu’il est converti au protestantisme. Son journal intime devient, ainsi, un moyen de survie mentale dans lequel il note ce qu’il appelle "les piqûres de moustique" ou les humiliations et interdictions imposées par le régime.  Dans son œuvre LTI: la langue du IIIe Reich, il analyse les manipulations de la langue allemande par le nazisme qu’il code par les lettres "LTI". Cette novlangue est la langue du fanatisme de masse ou la langue nazie car le régime réutilise des mots à même de servir sa propagande. Comment dominer le peuple sinon par la rhétorique, par des vocables modifiés, par la surenchère, par la forme superlative et par l’exaltation de la mégalomanie? Ainsi note-t-il l’utilisation systématique de "Gros" pour l’exagération ou "Volk" ("peuple") pour donner l’impression de servir le peuple allemand.

Arno Munster évoque Jean-Pierre Faye, spécialiste de la philosophie allemande et auteur d’essais sur les fonctions sociales et politiques du langage. Celui-ci a analysé les discours démagogiques de Hitler disant que "la langue, en se changeant, change les choses". Son œuvre Langages totalitaires est une étude de la formation du système de discours propre aux idéologies fascistes. Et Munster de conclure: "En suivant la circulation entre les locuteurs, les groupes et les classes, Victor Klemperer et Jean-Pierre Faye dessinent tout simplement la topographie et la topologie de ces narrations idéologiques nazies et totalitaires, annonçant déjà l’assassinat de millions d’humains dans les camps de la mort. Ce qui est finalement en jeu, c’est la mise en acceptabilité du nazisme et de la plus grande extermination de l’histoire."

L’art au secours du langage est la troisième partie du colloque où Marc Benveniste, docteur en littérature comparée, pose la problématique à partir d’une réflexion du philosophe Adorno: Peut-on faire de la poésie après Auschwitz?

Selon le premier administrateur du CUM, Paul Valéry, "la poésie se forme ou se communique dans l’abandon le plus pur ou dans l’attente la plus profonde". Dans sa biographie André Migdal, poète de la déportation. Écrire un poème après Auschwitz, Marc Benveniste rend hommage à un grand résistant, survivant de l’enfer concentrationnaire (1924-2007). André Migdal a pu, grâce à la poésie, maintenir un dialogue au-delà du temps avec ses camarades de déportation disparus. Face à ce chaos, la poésie a pour fonction d’exprimer la beauté mélodique du langage. Il y a, chez Migdal, une volonté de témoigner dans la durée et de promouvoir le langage comme outil de restitution d’une réalité invivable et comme instrument de solidarité.

Écrire un poème après Auschwitz peut nous interpeller, sachant, comme le déclarait Adorno "qu’il est quasiment impossible de ne pas sombrer dans le silence après un événement aussi nihiliste qu’Auschwitz qui témoigne de l’absence de sens, voire de l’absence de Dieu. Dans ce désastre absolu, pour toute entreprise philosophique, c’est cette expérience au plus profond du langage, qui est engagée."

Mais, depuis son retour de la déportation, Migdal n’a cessé de témoigner sur les camps de concentration et le nazisme. Il affirme la nécessité d’écrire un poème après Auschwitz et installe la vérité au sein de chaque vers. "Les témoignages appartiennent à l’Histoire", dit-il. Sa poésie magnifie l’existence malgré les exterminateurs et refuse l’abattement. Le poète exige que la mémoire soit un outil creusant le passé pour construire l’avenir: "À travers les barreaux, à travers les bourreaux, ma parole demeure."

Marc Benveniste se réfère à George Steiner qui analyse le langage mêlé au mensonge et à l’hystérie, et menacé par les politiques totalitaires et les régimes terroristes. Les intellectuels et les poètes ont le devoir de réagir. Pour Steiner, la langue a été contaminée: "Quand le mensonge lui a été injecté, seule la vérité la plus rigoureuse peut la nettoyer."

Et l’on sait que la réponse est un combat qui ne cessera jamais contre la barbarie. Une résistance par l’art et la poésie pour guérir le monde de ses dérives sectaires. Marc Benveniste en donne la preuve: "Les Chants et poèmes concentrationnaires d’André Migdal furent récités et édités par Mouloudji, la mise en musique du poème ‘Cantate pour la vie’ par Michael Letz fut jouée en 1983 à la cathédrale de Brême."

Extrait des Plages de aables rouges d’André Migdal

C’est à Voves que j’ai appris à vivre,
à devenir un homme;
C’est dans ce camp que mes yeux se sont ouverts à l’encre fraternelle
tremplin des jours d’espoirs,
bien au-delà des fers fabriqués par les monstres.

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