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Je regarde par-dessus son épaule et je comprends déjà que c’est raté. Mes yeux lisent rapidement, parcourent les lignes dans un mouvement frénétique en scannant minutieusement la liste des noms des candidats admis. Il y a du monde malgré la pluie battante de cette mi-juin. Des dizaines d’étudiants sont amassés là depuis seize heures pour l’affichage des résultats, autant d’espoirs et de cœurs battants devant les listes, protégées de la pluie par une vitre de verre.

Mon nom tarde, le sien n’apparaît pas. Sa tête se baisse sur son torse, il fait demi-tour et heurte mon épaule, il ne s’aperçoit même plus que c’est moi qu’il bouscule sur son passage. Il ne sait plus que je suis à ses côtés et que j’ai autant de peine que lui. Il est abattu, épuisé, presque penaud. Il est seul au monde avec son fardeau sur le chemin du retour. Le coup est rude.

Mon nom est cinquantième sur la liste des admis, le sien est cinquantième après le dernier admis. Cinquante personnes, 0,2 points de la réussite et l’avenir qui se brouille et devient incertain.

Je sais que tout va être différent pour nous deux désormais. Cet échec va bousculer notre petite vie, notre équilibre si précieux. Je vais devenir médecin mais Ziad a échoué. Et pourtant sans lui, je n’y serais jamais parvenue.

Nous révisions ensemble et lui avait la patience inépuisable de m’expliquer les cours nébuleux que je ne comprenais pas. La chimie organique… cette bête noire monstrueuse et qui me poursuivait jusque dans mon sommeil. Nous travaillions dans mon petit studio, sur une table de fortune, une porte en bois posée sur deux tréteaux. Nous avions la place d’étaler les centaines pour ne pas dire les milliers de pages que la première année de médecine nous imposait d’ingurgiter. Moi je pleurais de rage sur les représentations spatiales des molécules et lui avec son calme olympien me les fabriquait en 3D dans l’espace, muni d’une orange ou d’une pomme piquée de cure-dents. Deux ans déjà que nous tentions ce foutu concours, avec un échec au compteur et une pression plus lourde sur les épaules au deuxième passage, hantise d’une seconde claque.

Je suis rentrée au studio trempée jusqu’aux os, pour trouver mon Ziad debout devant sa valise ouverte, posée sur le canapé convertible, notre lit. Une petite flaque d’eau s’était formée sous ses baskets, le parquet allait gondoler de plus belle.

— Tu rentres au Liban, n’est-ce pas ?
—Il le faut.

J’ai aidé Ziad à remplir sa valise, deux automates silencieux dans un ballet de vêtements. Puis nous nous sommes douchés. L’orage avait tourné, le soleil illuminait la résidence universitaire. Ziad m’a demandé si je voulais enfiler ma jolie robe longue fleurie, sortir et manger au restaurant, ce qui n’était pas dans nos habitudes. Il m’impressionnait. Je savais sa déception abyssale, mais il disposait en lui des ressources et qualités nécessaires pour ne penser qu’à moi. Nous irions donc diner à la pizzeria pour célébrer ma réussite. Juste nous deux, pas avec les copains qui prévoyaient une grosse fiesta. C’était au-dessus de ses forces ça. Et je savais déjà qu’en buvant nos deux bières, nous aurions cette discussion difficile, celle qui planait au-dessus de nos têtes depuis la fin des examens. Inéluctable… Et s’il échouait une deuxième fois?

Ziad est libanais, il a grandi dans une famille modeste, auprès de cinq frères et une sœur, dans l’amour et l’unité. L’année de ses dix-huit ans, la guerre a éclaté au Liban et hormis les terreurs et traumatismes qu’elle a semés sur son chemin, celle-ci a paralysé l’avenir de tout un peuple dans ce petit pays tourmenté.

Le père de Ziad a donné à son fils, l’avant dernier en âge de mener ses études, les économies de plusieurs années de labeur et la possibilité d’avancer sur une terre moins hostile, offrant des perspectives d’avenir. À dix-neuf ans, Ziad a quitté sa patrie et sa famille, se perdant un peu en route à travers les années, errance inhérente à ce nouveau statut qu’il lui fallait désormais endosser: réfugié. Réfugié de guerre.

À vingt-et-un ans, j’ai rencontré un homme courageux qui, après quelques années à chercher une voie, atterrissait sur le même banc que moi à la faculté de médecine. Lui en avait alors vingt-six et un courage et une détermination qui forçaient l’admiration. Ziad était passé par Bruxelles et Paris, était parfois rentré au Liban embrasser sa mère, son père travaillant durement en Arabie saoudite, marier sa sœur, enterrer un frère… et il avait eu le plus grand mal à trouver un sens à son émigration. En France, il avait toujours travaillé pour s’acquitter de sa dette et supporter les besoins des siens laissés derrière lui, restés sous les bombes. Arrivé en première année de médecine, il avait continué à occuper des jobs étudiants, fameux jobs alimentaires et pour cela c’était ses nuits qu’il sacrifiait. Le jour, il dormait pour récupérer du labeur ingrat et manquait les cours magistraux. Il comptait sur moi pour les lui partager. Et je comptais sur lui pour bien d’autres raisons.

L’année de mes dix-huit ans à moi, c’est à la maison qu’une guerre a éclaté. Mes parents se séparaient après des années à se déchirer. Mon père reconstruisait sa vie ailleurs avec une nouvelle compagne et ma mère sombrait dans une dépression exécrable, tourbillon de haine, d’invectives et d’images dégradantes de mon père, ce sale type. Et puis un jour, décrétant que je m’en sortirais très bien toute seule et que de toute façon la vie n’était pas une partie de plaisir, elle a claqué la porte derrière elle et s’est installée à des centaines de kilomètres de moi. Peu lui importait que comparé à mes trois sœurs mon avenir ne soit pas encore scellé. Je n’avais plus besoin de sa protection, sans parler de son amour. Elle pouvait se laisser aller à son mal égoïste. Par sa faute, j’ai raté mon bac et j’ai dû rempiler une année supplémentaire. La différence cette fois était de la subir seule dans la grande maison familiale désertée de ses occupants, en attendant la vente. Ma mère m’a abandonnée là, fragile et secouée par le cataclysme familial. Heureusement que j’avais gardé des liens serrés avec mes grandes sœurs, j’étais même tata plusieurs fois. Quand j’étais invitée chez elle, je retrouvais un semblant d’unité familiale.

Alors, croiser Ziad sur le chemin tortueux de nos deux existences accidentées s’est révélé salvateur. Nous vivions chichement dans nos vingt mètres carrés, de ma bourse et de ses jobs au McDo, comptions les sous à la fin du mois, mais étions heureux et amoureux. À la fac, nous avions des amis, une chouette bande de potes pour égayer les semaines difficiles, notre deuxième famille à tous les deux.

Juliette Elamine
Illustration: Nora Moubarak