À l’occasion de l’exposition Habiter les interstices, Beyrouth, les artistes et la ville qui se tiendra à à la galerie Michel Journiac de l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, du 19 janvier au 5 février 2022, Ici Beyrouth publie le texte curatorial de Nayla Tamraz et Françoise Docquiert.

Si le désespoir est bien la mort de tous les possibles (Kierkegaard, Traité du désespoir), depuis la catastrophe du 4 août 2020, Beyrouth vit dans un état de profond désespoir. Lieu d’un impensable, toute rationalité échouant à trouver des raisons, cet état est pourtant ce qu’on ne peut renoncer à penser.

On vit dans une époque où l’idée d’un impensable est devenue familière. Elle servait à l’origine à décrire ce qui ne nous était pas accessible: Dieu ou la mort. Aujourd’hui, l’impensable est lié à notre histoire. Lorsque l’expérience manque pour nommer les choses, il en reste au moins une: celle du désarroi et de l’ultime impuissance, dans une histoire qui est désormais celle des hommes.

Comment penser alors et que dire d’une réalité comme celle de Beyrouth aujourd’hui quand les mots mêmes s’en échappent et s’épuisent? Quel récit construire? Quelle histoire raconter? Entre la fin de ce qui fut et la fin des possibles, le présent, cet entre-deux, ne s’y laisse envisager que sur le même mode de l’impossible représentation.

Mais en même temps, entre ce qui continue d’exister et ce qui n’est pas encore, la ville est un condensé de gestes qui permettent le quotidien, de rituels que nous ne comprenons plus, et qui permettent pourtant de repenser le temps. Dans cet espace interstitiel dans lequel il faudrait imaginer qu’elle pourrait se réinventer, la ville offre des balbutiements de vie.

Aussi, là où la pensée échoue à trouver du sens, l’art est peut-être à même d’ouvrir un espace où les choses sont représentables. Comment donne-t-il à comprendre ce qu’on ne peut comprendre en dehors de lui? Comment nous invite-t-il à rejoindre cet état suspendu entre le silence et la parole? À repenser la réalité et les récits de nos vies? À habiter ces interstices? Cette exposition voudrait raconter la rencontre possible entre l’art et la possibilité de la vie.

Plus largement dans ce monde de l’après, Beyrouth apparaît comme un condensé d’expériences, un concentré du monde, une grille de lecture. Un paradigme. Habiter les interstices est finalement une posture qui décrit les vécus possibles dans ce temps de l’après.

Nayla Tamraz, Françoise Docquiert
Commissaires 

Les artistes

2014 lithographie, tampon d’encre Archive, encadrée – Ali Cherri

Ali Cherri est vidéaste et artiste plasticien. Sa recherche actuelle porte sur le rôle des objets historiques dans la construction des récits nationaux. Son travail a été exposé à la 13e Biennale de Gwangju, Corée du Sud; au Musée des beaux-arts de Marseille; au Eye Film Museum, Amsterdam; au Musée d’art contemporain de Lyon; au Jeu de paume, Paris; et au Guggenheim, New York… Il est actuellement l’artiste en résidence à la National Gallery de Londres.

Les deux œuvres présentées – une vidéo: The Disquiet, 2013, 20 mn et Trembling Landscape, lithographie composée de 4 éléments de 100 x 70 cm – sont une partie de la recherche qu’Ali Cherri poursuit à travers le film, la vidéo, la gravure et la performance. Elles évoquent la situation géologique du Liban, zone soumise à de nombreux séismes mais aussi la précarité de ces paysages qui vont de pair avec les troubles sociaux et politiques du pays.

Sirine Fattouh est une artiste et chercheuse. Elle est née à Beyrouth en 1980, et vit et travaille entre Paris et Beyrouth. Diplômée de l’École nationale supérieure d’arts de Paris Cergy (ENSAPC) et de l’université Paris 1 en Arts plastiques et Sciences de l’art, où elle a enseigné les Arts plastiques tout en menant sa recherche doctorale. Elle a travaillé en tant qu’attachée de conservation au Musée national d’art moderne, le Centre Pompidou, à Paris, autour du programme "Mondialisation et Études Culturelles", de même qu’elle a enseigné dans plusieurs universités au Liban dont l’Université Saint-Joseph, la Lebanese American University et l’Université Saint-Esprit. Son travail a été exposé dans de nombreuses institutions artistiques et galeries dont le MAXXI (Rome) la fondation Ricard (Paris), le Centre Pompidou-Metz, le Mucem (Marseille), le Beirut Art Center (Beyrouth), le Kaaï Studio (Bruxelles), le ZKM (Karlsruhe), le Brick Lane (Londres), la Villa Savoye du Corbusier (Poissy), l’Institut du monde arabe (Paris) et la Biennale de Thessalonique (Grèce).

Les deux vidéos présentées – A Night in Beirut, 2006, 8 mn et Another Night in Beirut, 2019, 20 mn – filment "El Tabbal", un homme qui passe dans les rues avec un tambour au moment de la fête du Ramadan, à plus de dix ans d’intervalles. Celui qui, pour l’artiste, terrifiait son esprit d’enfant, dans la seconde vidéo, arrive à la fin du voyage. L’artiste présente la mémoire des rituels et des éléments familiers de Beyrouth sur le point de disparaître dans une ville moderne.

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige sont artistes et cinéastes de l’histoire contemporaine. Ils interrogent la fabrication des représentations, la construction des imaginaires et l’écriture de l’histoire contemporaine. Ils s’intéressent aux traces de l’invisible, aux histoires tenues secrètes comme celles des disparus de la guerre du Liban, un projet spatial oublié ou les étranges conséquences d’arnaques sur Internet. Dernièrement, ils explorent les mondes souterrains avec le projet Discordances/Uncomformities mais aussi la poésie après la catastrophe. Leurs films sont récompensés dans les plus grands festivals, dont notamment leur dernier long-métrage Memory Box. Leurs œuvres sont exposées dans de nombreux musées et centres d’art comme le Centre Pompidou, Jeu de Paume, Haus der Kunst, the V&A Museum, Whitechapel Gallery, Guggenheim, the Hamburger Banhoff et des biennales comme Istanbul, Lyon, Sharjah, Kochi, Gwangju, Venice and Taipei. En 2017, ils reçoivent le prix Marcel Duchamp.

La série Trilogies (2018-2021) amorcée avec le projet "Unconformities/ Discordances" fait état d’un travail de carottages réalisés sur différents sites au Liban. Ce que Joana Hadjithomas et Khalil Joreige font là "en remettant les choses dans des cycles temporels plus longs", disent-ils, est une manière de réinventer le temps. La temporalité, avec eux, devient verticale. Ces images proposent une nouvelle lecture, transversale, du temps. Elles témoignent ici des cycles de recommencements qui surviennent après les catastrophes. La géologie et l’archéologie permettent de rendre compte de cette régénérescence. Il y aurait ainsi trois façons de se représenter l’histoire et de la dire: par la recomposition effectuée avec des archéologues et des géologues à partir de carottages, dans le respect des temporalités qu’ils contiennent, par des dessins effectués par des archéologues, des préhistoriens ou des illustrateurs d’histoire naturelle, ou encore par le récit de ce qui reste accroché à notre mémoire.

Mireille Kassar est une artiste pluridisciplinaire. Son travail se déploie à travers un large spectre de pratiques: peinture, sculpture, photos, dessins, films, écrits, musiques et installations, la peinture étant le centre de sa pratique; ses travaux ont été présentés à la Berlinale, à Kochi Biennale, à BienalSur en Amérique Latine, à la Fundación Miró Barcelona, au Centre Georges Pompidou (Paris), au British Museum (Londres) et montrés en Europe, au Moyen-Orient, en Amérique du Nord, en Amérique latine et en Inde. Ses œuvres font parties de prestigieuses collections privées et publiques. Le Georges Pompidou (Paris), ainsi que le British Museum (Londres) ont fait l’acquisition de ses œuvres.

La vidéo Récit de l’exil occidental, 2017, 8mn, est un voyage depuis les rives de l’Amazonie jusqu’au sommet des montagnes du Machu Picchu, traversant les éléments et les dimensions, poussé par le murmure de ce récit secret écrit par le poète persan Sohrawardi au XIIe siècle, dont la présence mystique fait ici office de guide et de bienveillant compagnon de fortune.

Marwan Moujaes est artiste et maître de conférences à l’Université de Strasbourg. Son travail interroge, dans la ruse, le détournement et l’infiltration, l’épaisseur affective d’un monde qui se plie aux commandements d’un deuil historique. Il a été artiste en résidence à la Van Eyck Academie, la villa Empain, Prendendo Tempo. Son travail a été exposé au Bonnefanten Museum, la villa Empain, le musée Nicolas Sursock, la fondazione Baruchello… Il a reçu le prix du public au Prix Sciences-Po pour l’art contemporain et le prix de résidence de la fondation Boghossian.

Avec ces trois banderolles de grande taille et de différentes dimensions – "Le vol des hirondelles est suspendu entre 9h du matin et 5h du soir", "La marée est annulée le samedi et le dimanche, "Le cumul des nuages est interdit en semaine" – et un moulage en chocolat du Mont Hermont (2018), Marwan Moujaes détourne avec poésie et dérision des traditions encore en place aujourd’hui comme celle de limiter le déplacement des étrangers à certaines heures de la journée et dans certaines occasions religieuses.

Paola Yacoub est une artiste plasticienne diplômée de l’Architectural Association de Londres. Elle a commencé à collaborer avec Michel Lasserre en 2000 sur la perception des territoires en situation de conflit et de postconflit. Leurs conférences publiques et leurs textes ont été rassemblés dans la monographie Beirut is a Magnificent City. Synoptic Pictures (Fundació Antoni Tàpies, 2003). Ils ont exposé ensemble, entre autres, au Kunst-Werke à Berlin, à la Fundació Antoni Tàpies à Barcelone, au Plateau à Paris, à Witte de With à Rotterdam, à la Biennale de Venise, au Centre pour l’Image Contemporaine/Mamco à Genève, à la Biennale de Gwangju et au Xiangning Art Museum à Shenzhen. Le travail de Paola Yacoub a également été exposé au Beirut art Center, à la Haus der Kulturen der Welt et à DAAD Gallery à Berlin, au Centre Pompidou et au Bal à Paris, à la biennale de Taipei à Taïwan et au Maxxi à Rome. Paola Yacoub est la directrice fondatrice du programme ARP (Artistic Research Practices, 2013-2018) à l’Académie libanaise des beaux-arts (Alba), en collaboration avec le musée Sursock (Beyrouth).

D1-D3! (2021) est une série de 3 tirages photos Chromalux de 11,5 x 17 cm aux angles arrondis sur White Matt aluminium. Ces trois photographies présentent des appareillages de murs hellénistiques et des sols en gros plan, sans horizon. L’une d’elle a été légèrement abîmée lors de l’explosion du port de Beyrouth. Extraites de la scène du drame, elles vont être regroupées pour ne constituer qu’une seule pièce. Elles opposent à l’effondrement du sens posttraumatique une rationalité pratique, des croyances, bref un espace politique. Elles produisent ainsi une agency nouvelle. L’agency concerne la capacité à agir par-delà les déterminismes qui font, disait Merleau-Ponty, "qu’il est agi par des causes hors de lui", la capacité à se conformer certes, mais également celle de résister, de jouer et déjouer, de transformer.

Maha Yammine est diplômée d’un master en peinture de l’Université libanaise et d’un DNSEP en Art de l’ESAD Valenciennes. Elle a été artiste en résidence à la Cité Internationale des arts, au Post-diplôme Art de l’ENSBA, Lyon et aux Ateliers Médicis. Dans sa pratique, elle transforme la contemplation nostalgique en formes, actions et expériences nouvelles à travers la performance, la vidéo et la sculpture. Son travail a été exposé à la Biennale de Lyon, La Halle Pont en Royans, Maison du Peuple de Vénissieux et la Galerie Duchamp à Yvetot… Elle est lauréate du Prix de la fondation Boghossian en 2020.

Fady avait un canari – Installation, carreaux de ciment, terre, graines pour canari, 2016 – est le récit d’un combattant qui a survécu à la guerre civile libanaise et qui évoque une anecdote de son quotidien: sur sa terrasse, il avait une cage suspendue au plafond dans laquelle vivait un canari. Les dalles de la terrasse étaient fissurées par la force des bombardements. Le canari laissait tomber sa nourriture, qui atterrissait dans les fissures des dalles et qui trouvait ainsi un terrain fertile pour germer et pousser.

Thomas Van Reghem est diplômé de l’École des beaux-arts de Paris. Il est né en 1992 en Seine Saint Denis. Il vit actuellement entre la Normandie et Paris. Son intérêt pour l’histoire, la géopolitique et la littérature font de lui un artiste nomade en quête d’un nouveau code sémiotique venu d’ailleurs. Dans notre monde voué à une perpétuelle métamorphose, certains univers deviennent les épicentres d’un laboratoire de création; ils s’adaptent, se décomposent pour être recomposés. Le chaos questionne la vie. L’artiste nous propose une œuvre qui atteint l’universel et qui cherche à lutter contre l’impuissance de l’esprit à corréler tout ce dont il est témoin.

L’œuvre Mon(t) Liban – 200 x 75cm, 2020, métal, clés, sciure de clés, sonnettes d’un immeuble de Mar Mikhael – s’inspire de la capacité d’adaptation des Libanais pendant la guerre civile. Ils réalisaient des dizaines de doubles de leurs clés afin de permettre à chaque appartement de devenir un potentiel lieu de refuge.

Le commissariat

Françoise Docquiert: Universitaire à Paris 1 Panthéon Sorbonne jusqu’en 2020, elle est membre de l’Institut ACTE. Elle enseigne aujourd’hui à l’IESA.
Elle est curatrice indépendante avec des projets autour de l’art contemporain et la photographie. Elle prépare une exposition sur Le Portrait/Collection Damien et Florence Bachelot au musée Réattu pour les Rencontres d’Arles 2023 et une exposition avec la collection Antoine de Galbert en Corée du Sud. Elle est également auteure de documentaires sur l’art. En 2022 un 52 mn sur le peintre viennois Kokoschka.

Nayla Tamraz est professeure de littérature et d’histoire de l’art à l’Université Saint-Joseph à Beyrouth où elle dirige également le programme de master et de doctorat en critique d’art et curatoriat. Sa pratique parallèle de critique d’art et de curatrice l’a menée à organiser des expositions, en Argentine notamment, dans le cadre de la Biennale d’art contemporain d’Amérique du Sud. Ses publications portent sur les théories et esthétiques comparées de l’image et du texte, ainsi que sur leur mise en contexte historique, ce qui l’a conduit à s’intéresser aux questions de l’histoire, de la mémoire et du récit, au topos de la ruine, aux représentations du territoire et, plus généralement, aux liens entre poétique et politique, dans la littérature et l’art du Liban de l’après-guerre. Son vécu actuel la porte à se poser la question de la survie, celle des pratiques culturelles notamment, dans les contextes de crise.

Informations pratiques:
Adresse: Galerie Journiac, université Paris 1 Panthéon Sorbonne
27 rue des Bergers, 75015 Paris
Dates: du 19 janvier au 5 février 2022
Horaires: de mercredi à samedi de 15h à 19h
Vernissage: le 18 janvier de 15h à 19h
Accès libre

En partenariat avec ARTER

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