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Que voit-on quand on lève les yeux? Des fils électriques entremêlés comme pelotes de tricot. Entre deux poteaux, imbroglio de directions impossibles à dénouer. Tracés à cran comme autoroutes aux lignes croisées. Que voit-on? Tant de câbles par endroits, que le ciel est comme corps paré de cordes et de métal, peau imperceptible ou à peine.

Avec la même teinte de fond, ce bleu entêté. Un bleu sans incident, lisse, tandis que nos instants sont chahutés de surprises. On voit des balcons souvent. Meubles, plantes, verrières. Et des ombres qui nous scrutent, observent tout, comme si nos passages dans la rue étaient vaudevilles offerts. Quelques rideaux déchirés battent comme bâillements de bouches. Leurs bordures effilochées, tels des doigts tremblants, semblent alors mendier.

Que voit-on d’ici-bas? Des immeubles, des toits lourds de réservoirs, ciselés d’antennes. Les rambardes. Et pendent des draps aux coloris festifs. On ne s’attardera pas sur l’intimité lavée. Le linge comme vêtement habille les airs, on sentirait presque les odeurs de lessive. On se souvient des publicités de notre enfance, des femmes s’extasiant de propreté retrouvée, comme miracle ordinaire; elles comparent et louent telle marque. Que voit-on quand on lève les yeux? Les tissus se confondent, matière et couleurs, comme des arcs-en-ciel accrochés aux façades.

Parfois les habits sont ordonnés, organisés par catégories, pans parfaitement alignés. Ça dit déjà les armoires qui les accueilleront quand ils seront rangés; dedans comme dehors, les mêmes gestes scrupuleux. Pantalons d’un côté. Les chemises ensemble. Robes, jupes. Pudeur d’exposition.

À d’autres étages, culottes et chaussettes se mélangent aux torchons de cuisine et aux tee-shirts suspendus par la gorge, comme pour répéter à chaque battement dans le vent: oui, c’est ça la vie, brassage hasardeux et absurde. Certaines serviettes sont longues, elles déploient leur présence, paravent du domicile du dessous. Personne ne se plaint, on ne se fâche pas pour si peu, entre voisins. Ne vit-on pas avec eux au quotidien? Il arrive que l’eau qui goutte de l’étage supérieur mouille à nouveau les affaires sèches qu’on s’apprêtait à retirer, à porter peut-être. Quand il s’agit de l’eau terreuse des plantes fraîchement arrosées, il est plus difficile de retenir sa rage: une lessive à recommencer.

Certains étés, le ciel est blanc de soleil impossible à retenir. On le perçoit à travers les larmes défiant les rayons. Le ciel est blanc comme trop lavé. On pleure alors, sans émotion. Sans raison. Puis l’on se répète vivre sous un ciel partagé par tout le monde, un même ciel partout. Comme condition humaine commune. Les mêmes étoiles. On voudrait les contempler. Invisibles en ville dans d’autres pays, voilées de trop d’éclairages électriques. Invisibles ici; ici, par quoi sont-elles empêchées?

De jour, comme astres en mouvement, les oiseaux migrateurs. Ils surprennent, émerveillent, masse de derviches tourneurs au loin. Ou âmes en visite. Ils ne font que passer au-dessus de nos terres, me disaient les parents. Ils vont en direction de régions plus chaudes (plus étouffant que le Liban, ça existe donc). Ils viennent aux saisons intermédiaires, se déplacent sans effort, portés, bougés par la température des courants ascendants. Montent en cercles dans l’air chaud, sans fatigue. Ménager les ailes et tenir un voyage aussi long que le ciel.

On revoit aussi d’anciennes hauteurs. Je radote, je reviens aux années de guerre. Je radote, on radote toujours l’incompréhensible. On compose phrase après phrase, à défaut de trouver le sens. Comme s’il nous était donné par les mots et non l’inverse dans ces moments inhumains. On fuyait les cieux, leurs fumées opaques comme si la bourbe reflétait ses noirceurs, nuages d’acier. Les lumières gigantesques qui embrasaient nos nuits de violences sonores. Les feux brusques aux surgissements glaçants. Nos réflexes depuis, aux aguets, menacés par l’imprévisible qui risque de s’abattre, nous assaillir sans cause accessible. 

Que voit-on quand on lève les yeux? On cherche la trace des disparus; ils sont au ciel nous a-t-on dit. De plus en plus nombreux avec le temps, ils veilleraient sur nous. Les voit-on vraiment quand on regarde haut? Dressés tendus à nous tordre le dos, défiant astres et univers. Certains repèrent des signes, d’autres des saints. On essaie. Paupières vers le ciel pour implorer pitié, prendre à témoin.

Nos anges, de plus en plus nombreux depuis que la mort nous est donnée à vivre. Les imaginer se préoccuper de nous d’en haut. Je pense aux visages. Ma mère à sa terrasse, son visage seul. Son visage la ramasse. L’attention condensée par ses yeux que mes yeux fixent d’en bas, comme enfant toujours. Et ne pas savoir qui regarde qui, qui veille. Sa tête, son bras, bénédiction en signe de croix. Nouvelle religion, temporelle; et j’ai foi féroce en l’amour, en sa puissance. Comment quitter à présent un balcon vidé de silhouette maternelle. Et son dernier salut de la main vers nous qui chargeons la voiture de valises. Comment quitter aujourd’hui sans cette bénédiction ingénue?

Que manque-t-on quand on cesse de regarder alentour? De côté, au loin, les pieds. N’importe où, par terre. Laisser surgir le quotidien, son humilité. À bout de bras, à hauteur d’humanité. Pour que la vie. Remous de vie encore, malgré nos vies.

Gracia Bejjani  

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