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Qui de mieux que les écrivains émigrés pour parler de la douleur de l’exil et du traumatisme de la guerre qu’ils transportent en eux où qu’ils aillent? Dima Samaha a lu, analysé et épluché sept œuvres de cinq auteurs libanais de l’émigration post-guerre d’expression française et anglaise. Leurs romans portent en partie sur le Liban, sur les défis de l’émigration et l’inscription de soi dans une filiation et une identité. Une double thématique à résonnance universelle que l’auteure a développé dans son premier essai intitulé Le Pays envolé, Romans libanais de l’émigration (1998-2012) publié aux éditions Classiques Garnier.

Docteure en littérature comparée, Dima Samaha a enseigné au Liban et en France, dans des départements de littérature française, anglaise et dans des programmes d’études sur la migration. Sa recherche porte principalement sur la littérature libanaise francophone et anglophone. Elle s’intéresse à la production libanaise post-guerre civile, à la sociologie de la littérature et à la migration.

Elle est également éditrice. Elle a cofondé en 2012 Rawiya Editions. Elle vit depuis 2021 à Lisbonne. Entretien avec Dima Samaha.

Au-delà de sa particularité portant sur des romans libanais, cet essai aborde des thématiques actuelles et universelles dont le statut du migrant en quête d’une filiation et d’une identité. Le titre métaphorique de votre essai Le Pays envolé interpelle. Comment l’interpréter?

Le titre Le Pays envolé est traduit de l’arabe "Tar el balad". C’est une phrase que j’ai lue dans un roman de Dominique Eddé pour dire que le pays s’effondre à cause de la guerre. Mais, pour moi, c’est une image poétique qui renvoie à l’envol en français, au pays que le migrant emporte avec lui dans ses bagages. Chacun l’interprète à sa manière.

Les trois grandes parties de l’essai tournent autour de trois thèmes: la prise de parole du migrant, les modèles narratifs et l’écriture de l’Histoire, et enfin les filiations, territoires et identités. Ce sont des éléments constitutifs de la littérature libanaise de l’émigration contemporaine. En analysant les œuvres de cinq auteurs libanais anglophones et francophones dont Rabih Alameddine, Rawi Hage, Patricia Sarrafian Ward, Wajdi Mouawad et Yasmine Char, vous écrivez dans votre introduction que le roman de Rawi Hage, Cockroach (2008) "rend très justement une certaine expérience de l’émigration et peut servir de grille de lecture à d’autres récits". Pourquoi?

Les sept romans racontent chacun une facette de l’émigration très particulière. Ce que je trouve puissant chez Rawi Hage, c’est la première scène de Cockroach où il plante tous les jalons de ce que signifie être émigré aujourd’hui. Il pose des questions fondamentales que j’ai transposées aux six autres romans. Être dans la double culture, la dualité, chercher des repères, être face à un vide, se demander comment dans l’exil les autres nous perçoivent, si on se construit selon la façon dont ils nous perçoivent.

Pourquoi avoir fait le choix de confronter dans une même analyse auteurs libanais francophones et anglophones de l’émigration?

La littérature libanaise francophone a été beaucoup scrutée, lue et analysée par les universitaires. Amin Maalouf est en tête de liste et, de plus en plus, Charif Majdalani. Quant à la littérature libanaise anglophone, elle n’est étudiée que dans les universités anglophones. Il me semble que la modernité littéraire vient beaucoup plus des auteurs anglophones que francophones. Les anglophones sont dans une recherche de la forme la plus apte à raconter une histoire qui ne se raconte pas. De ce fait, ils ont recours à des jeux littéraires, des matériaux, des archives, des journaux de l’époque. Ils allient réel et fiction de telle sorte que le lecteur prend le réel pour la fiction et vice versa, questionnant la véracité de l’histoire.

On a intérêt, si on veut voir à quoi ressemble la littérature libanaise dans sa créativité, dans sa capacité à réinventer la forme et à interroger comment écrire la guerre et l’histoire collective, à s’intéresser aux auteurs anglophones.

Y a-t-il des similitudes aux niveaux du fond et de la forme dans les romans francophones et anglophones?

Oui, il y a beaucoup de similitudes chez les auteurs dans les procédés et la même expérience douloureuse de la guerre et de l’émigration. L’imagination est mise à l’épreuve pour chercher de nouvelles manières de raconter les drames de la guerre que ce soit chez Wajdi Mouawad ou Rabih Alameddine, l’un francophone et l’autre anglophone. Par ailleurs, il faut faire la distinction entre ceux qui écrivent depuis l’étranger et ceux qui écrivent depuis le Liban car les enjeux ne sont pas les mêmes. Quand on écrit depuis l’étranger, on écrit pour un lectorat étranger avec toute la distance que requiert l’exil.

La parole est au centre de la littérature de l’émigration. Certaines situations discursives renouent avec la tradition littéraire orientale dont l’écrivain libanais est issu. Elles s’inscrivent dans des terres d’accueil comme San Francisco, Montréal, Paris ou Genève. Quelles sont les fonctions de la parole? 

Tous les personnages sont dans une recherche de la parole dans des lieux très différents. Ainsi chez Rawi Hage, le narrateur raconte son histoire à sa thérapeute après une tentative de suicide ratée. La parole a donc une fonction salvatrice. Chez Wajdi Mouawad dans Anima (2012), la parole sert à faire parler les témoins qui ont vécu le massacre de Sabra et Chatila. Chez Rabih Alameddine dans The Hakawati (2008), les histoires racontées sauvent les personnages de la mort. Dans tous les scénarios, la parole permet de convoquer la mémoire, de reconstituer une histoire, de la transmettre, ou de se rassembler autour d’un conteur, le hakawati, qui va créer des liens entre les générations ce qui renvoie au récit oral oriental. C’est parce que l’audience adhère à son histoire que le conteur peut poursuivre son récit.

On retrouve dans le corpus une volonté d’écrire une histoire liée à un événement traumatique ou à la guerre. La mémoire est sans cesse sollicitée et fait parfois défaut. Et cependant, il y a un désir de passer outre "l’amnésie officielle" substituée à "la politique du pardon" dont parle l’historien Fawwaz Traboulsi. Qu’en est-il donc du travail de mémoire ?

C’est là tout l’enjeu. Chez le personnage de Wajdi Mouawad, l’absence de parole, l’oubli de la langue et le silence sont des symptômes d’amnésie. Le retour de la langue maternelle est un retour du refoulé rendu possible par la volonté de se rappeler. Sa mémoire revient car il y a eu un meurtre. Les cauchemars apparaissent, les souvenirs se précisent. La mémoire occultée c’est l’identité opprimée. Pour la retrouver, il faut passer par une enquête, une histoire, être capable de la reconstituer. À l’inverse, la narratrice de Patricia Sarrafian Ward dans The Bullet Collection (2003), refuse d’oublier. Elle s’enferme dans le passé, collectionne les balles perdues, raconte son histoire pour faire vivre ce que l’émigration risque de lui faire oublier: la guerre et le Liban. Car pour elle, émigrer c’est abandonner, trahir, oublier. Le travail de mémoire est indispensable pour que l’histoire ne se répète pas et c’est un travail collectif. L’histoire de tout un chacun est légitime. Ainsi, Rabih Alameddine confronte à travers des matériaux différents plusieurs histoires similaires par la souffrance qu’elles racontent. Les écrivains et les artistes font le travail de mémoire à la place des politiques.

La prise de parole est liée au poids d’une mémoire douloureuse de sorte que l’écriture d’une histoire cohérente et linéaire devient difficile. Les écrivains de l’émigration mettent en place de nouvelles stratégies d’écriture de l’Histoire nationale. Comment s’y prennent-ils?

Le roman policier, le roman d’apprentissage, les mémoires et le roman de la route sont autant de genres auxquels les écrivains s’essayent pour rendre lisible l’histoire. Ainsi, le roman Anima se sert du genre policier pour raconter la quête identitaire du personnage principal. Il emprunte aussi au roman de la route qui fait de l’arpentage du territoire son sujet. Par ailleurs, aucun écrivain n’échappe à une tentative de revenir sur les faits historiques, que ce soit Wajdi Mouawad avec le massacre de Sabra et Chatila ou Yasmine Char dans Le palais des autres jours (2012) avec les enlèvements et disparitions. Ils confrontent leurs personnages aux horreurs de la guerre civile. Rabih Alameddine explore des genres narratifs où l’Histoire nationale s’imbrique aux histoires individuelles. Le seul qui rend floue l’Histoire c’est Rawi Hage en ne nommant ni le pays ni le narrateur, mais le lecteur devine qu’il s’agit du Liban. Wajdi Mouawad et Rabih Alameddine indiquent dans leur bibliographie qu’ils ont eu recours à des ouvrages académiques, des colloques, des articles de journaux et des documentaires.

Dans ces romans, le territoire géographique se confond avec la mémoire et la construction identitaire. Les lieux parcourus sont à la fois réels et imaginaires. Comment reconstruire son identité quand on a été arraché au pays qui nous a longtemps défini?

C’est là toute la question. Comment se penser, se reconstruire quand on a un lien avec le pays du trauma et de la violence et en même temps quand on est propulsé dans un nouveau pays? On n’a pas de filiation, de liens, d’imaginaire, de souvenirs. Tout est à réinventer. Cette question se pose dans les sept romans qui sont aussi des romans sur des personnages coincés entre la mémoire et l’imagination. Se rappeler mais aussi se projeter dans l’avenir. Comment faire quand on est enfermé dans une histoire, dans l’attente d’un mari et d’une fille disparus chez Yasmine Char ou prisonnier de sa mémoire comme le narrateur de Rawi Hage qui fait une tentative de suicide et doit suivre une thérapie? Quel avenir possible? C’est cette dichotomie que les personnages vivent qui est très difficile car c’est une double souffrance: le deuil du lieu perdu et l’inconnu.

Le fait d’être vous-même émigrée ouvre une autre perspective à la question de l’émigration. Qu’en pensez-vous? 

Quand on est émigré malgré soi, il faut du temps pour comprendre qu’on n’a pas tout perdu, qu’on a grandi, qu’on est enrichi de ces deux lieux qu’on continue de faire vivre en soi.

 

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