Sorti le 8 septembre 2021 dans les salles françaises, Délicieux, dernier film d’Éric Besnard sur un scénario de Nicolas Boukhrief et Éric Besnard, avec Grégory Gadebois, Isabelle Carré et Benjamin Lavernhe dans les rôles principaux, est, comme qui dirait, rafraîchissant.

Nous sommes à la veille de la Révolution française; Pierre Manceron (Grégory Gadebois) est limogé par son maître, le duc de Chamfort (Benjamin Lavernhe), pour avoir pris l’initiative de lui servir, ainsi qu’à ses invités, une mise en bouche à la pomme de terre et à la truffe. Humilié, dégoûté de la vie et de la cuisine, il reprend le relais de poste de son père au fond du Cantal. Passionné de politique, Benjamin (Lorenzo Lefèbre), le fils de Pierre, tente d’intéresser son père aux idées modernes et révolutionnaires en provenance de Paris. L’arrivée de Louise (Isabelle Carré), qui souhaite apprendre l’art culinaire à ses côtés, en dépit du fait que la chose est réservée aux hommes, lui redonne confiance et le pousse à s’émanciper de sa condition de domestique pour entreprendre sa propre révolution. Ensemble, ils vont inventer un lieu de plaisir et de partage ouvert à tous: le premier restaurant, une démocratie du plaisir et du bien manger.

En réalité, Éric Besnard prend des libertés avec l’histoire. Le premier restaurant est bien né dans cette période prérévolutionnaire quand les nobles, sentant souffler le vent de la révolution, désertent leurs domaines en congédiant leurs cuisiniers qui n’eurent alors comme ressource que de se mettre à leur compte. Non pas à la campagne, comme dans le film, mais sous les arcades du Palais-Royal. L’essentiel toutefois n’est pas là. Éric Besnard a choisi de déplacer son intrigue en province et Délicieux se déroule donc dans une grange du XVIIIe siècle et un décor époustouflant.

Délicieux est un film qui vient apporter une bouffée d’air frais et nous rappeler au plaisir au cas où, crises et confinements aidant, nous avions désappris sa nature. Car Délicieux n’a d’autre vocation que de nous procurer ce plaisir qui est une valeur hautement défendue dans ce film, comme elle l’est du reste par la philosophie du XVIIIe qui sert de cadre à cette jolie fiction. Au XVIIIe siècle effectivement, le plaisir auparavant condamné acquiert une nouvelle dimension philosophique. La quête du bonheur terrestre évince celle du salut. Les plaisirs de la vie privée et la jouissance éprouvée devant l’art ou la nature acquièrent une dignité nouvelle. Les plaisirs des sens se conjuguent à ceux de l’esprit.

Bien plus que cela toutefois, la république culinaire décrite par Besnard fonctionne comme un microcosme, une utopie égalitaire au sens où l’entendait précisément le XVIIIe siècle qui fait apparaître le sens politique de l’utopie. Celle-ci met ainsi au point, dans des récits imaginaires, des simulations qui permettent de tester, idéalement, la compatibilité d’une société avec les principes inspirés par les Lumières. Dans la plupart des cas, cependant, le territoire de l’utopie n’est pas la cité. L’Arcadie, la société pastorale, autrement dit la campagne, est le cadre le plus fréquent de la rêverie utopique. Le Candide de Voltaire par exemple quittera l’Eldorado, le pays d’abondance où l’argent est sans valeur, où les habitants vivent heureux et où il pensait avoir découvert "le meilleur des mondes possible". C’est dans le jardin, pensé comme une société heureuse où l’individu vit en harmonie avec la nature, qu’il mettra en œuvre sa conception de l’existence. Au cœur de la réflexion sur l’utopie se tient donc la question du bonheur, à chercher ou à inventer, dans sa dimension collective notamment. La démocratie est alors pensée comme un moyen de l’atteindre. C’est bien le propos de ce film à l’allure de conte philosophique.

En dehors d’un jeu d’acteurs plus que convaincant, au plaisir "intelligent" qu’une telle œuvre suscite s’ajoute celui des sens, car Délicieux est une réussite visuelle incroyable et un film extraordinairement sensuel qui opère sur le mode synesthésique de la correspondance des sens de l’esprit, de la vue, du goût, du toucher, et pourquoi pas de l’ouïe. Filmé dans les paysages magnifiques du Cantal, les prises de vue sont somptueuses. Délicieux (nominé au César 2022 des meilleurs décors) a été réalisé, comme l’explique Éric Besnard, dans un décor qui se transforme tout au long du film: "C’est d’abord une ruine, puis le lieu s’habille, il devient hédoniste et finit par procurer une impression de richesse." Toute une poésie culinaire habite la mise en scène aussi belle que les assiettes, les plans de cuisine et les mets, cadrés et éclairés comme un tableau du XVIIIe. On reconnaît des inspirations picturales diverses, des paysages de Corot aux natures mortes et scènes de genre de Chardin et Lupin Baugin, ou de Vermeer. Un éblouissant hommage à la peinture, à sa lumière et à ses clairs-obscurs merveilleusement rendu par la photographie des scènes de préparations culinaires souvent éclairées à la bougie et que l’on doit au directeur de la photographie Jean-Marie Dreujou. Ceci sans parler de la musique et des partitions de clavecin, de piano et de harpe qu’Éric Besnard a demandées à Christophe Julien.

Moins prétentieux que Ridicule auquel on l’associe, moins coûteux, donc plus humble que Vatel qui en constitue une sorte de préambule, plus divertissant que Le Festin de Babette, avec quelque chose des natures mortes de Tous les matins du monde, Délicieux est un petit grand film à la fois léger, intelligent et esthétiquement fort, un véritable coup de cœur pour les amateurs, comme je le suis, de bonne chère, de beaux produits et de belles tablées chez mère Nature, et qui pensent aussi que le seul projet salvateur réside dans cette république du bien manger, ce jardin philosophique qui est aussi un jardin de délices.

Un film simplement exquis.