Dans deux jours, l’éternel rappel de la poussière qui retourne à la poussière. Que signifie pour nous le lundi des cendres? Notre port et ses silos sont calcinés; nos beaux quartiers démolis sur nos têtes; notre capitale, mille fois détruite et reconstruite, est en cendres. Notre cœur restauré pendant quarante-six ans est coupé en mille morceaux. Notre passé, notre présent et notre avenir sont réduits en poussière. Et les victimes? Ce sont nos parents, nos enfants… broyés, transformés en cendres. Le ciel – écoutez bien – ne veut pas nous entendre. Plus bas, plus noir, est-il possible de descendre? "Je suis la plaie et le couteau! Je suis le soufflet et la joue! Je suis les membres et la roue et la victime et le bourreau."
Contes de la folie ordinaire libanaise. Témoignages.

La vie terrible

Nous sommes né-e-s au son des canons, des obus, et des kalachnikovs. Pendant que les autres jalousaient notre soleil aussi ardent que notre foi, nous nous entassions dans les abris rongés par l’humidité, pour essayer de survivre sans devenir invalides ou estropiés à vie. De traumatismes en blessures, nous avons essayé d’oublier les horreurs vécues, de les désigner par "cauchemars" pour ne pas les assimiler à nos souvenirs d’enfance, de les noyer dans les tréfonds abyssaux de la mémoire. Nos récits sont tous glaçants. Chaque jour des explosions, des voitures piégées, des rapts et des exécutions qui succèdent aux tortures. À chaque réveil, son lot de massacres au menu du jour. Ce qui nous poussait à continuer la lutte, c’était notre foi en Dieu et en l’humain. Notre foi se renouvelait avec le soleil de mars, qui remplaçait le spectacle cataclysmique de l’hiver par des tapis flamboyants de coquelicots et de jonquilles. La légende d’Adonis ou du Phénix! Ou tout simplement l’éternel retour du carême qui exacerbe nos privations, mais nous promet la résurrection, le triomphe de la vie sur la mort.

Rima me raconte sa vie qui tient plus de la survie: "Nous avons tout le temps essayé de vivre. Il fallait espérer et s’en remettre à Dieu. Notre maison à Beyrouth a été détruite à plusieurs reprises durant la guerre. On courait la reconstruire avec l’argent tantôt prêté par des proches et amis, tantôt accordé par les associations, tantôt économisé grâce aux rudes heures de ménage que je faisais dans les maisons bourgeoises. Nous avons toujours cru en un lendemain meilleur. Nous possédions une masure, qu’on a transformée en pied-à-terre. Notre modeste maison a accueilli des Beyrouthins ayant fui l’est de la capitale bombardée lors de l’invasion israélienne. Elle a ouvert ses bras aux rescapés du Sud fuyant la guerre de 2006. Entretemps, il n’y a pas eu un missile ou une explosion qui l’aient épargnée. Ceux de la guerre d’élimination, puis ceux de l’armée syrienne contre Beyrouth. Nous avons passé notre temps à reconstruire notre logement parce qu’on croyait tous les deux à la vie. Aujourd’hui, l’explosion des 2750 tonnes de nitrate d’ammonium a achevé de nous détruire physiquement et moralement. Nous n’avons pas eu d’enfants et nous étions heureux de nous rendre utiles, surtout envers ceux qui traversent une mauvaise passe ou galèrent.

Je suis devenue borgne et mon mari manchot. Notre maison, elle, est plus mutilée que nous. Elle peine à se mettre debout après tout ce qu’elle a enduré. Elle a mené un combat pour la vie comme nous. Nous avons perdu toutes nos ressources et la moitié de nos facultés. Qu’est-ce qui nous attend encore? On se drape de la résignation puisqu’elle correspond à la volonté de Dieu. Nous avons tout essayé et il ne nous reste qu’à oublier et accepter."

D’autres Libanais-es ayant reconnu leur irrémédiable fragmentation et leur vie ne tenant qu’à un fil, vont cultiver un art particulier de l’oubli. Ils, elles, vont célébrer mécaniquement les événements comme une suite de corvées qu’il faut expédier avant de s’ouvrir à la vie qui n’attend pas. Laquelle? Le luxe, les apparences, les excès. On sort de l’être fragmenté qui nous renvoie notre propre échec, notre tragique destinée et notre impuissance à la contrôler pour entrer tranquillement dans le paraître, qui semble nous réussir à merveille.

L’oubli et l’évacuation deviennent à tort les piliers d’un savoir-faire convoité. On fuit la vérité, on la maquille sous des couches épaisses d’illusions et de frivolité. On passe notre temps à voyager, chanter, danser, s’empiffrer et forniquer pour célébrer l’oubli, c’est-à-dire la vie. Nous passons de bons vivants à "sous-vivants", car atteints d’amnésie et de désintégration, privés de mémoire commune et de cohésion.

La mort terrible

La mort nous a toujours guetté.e.s dans les attentats, les guerres suscitées, les explosifs cachés ou négligés sans vergogne. Elle est dans l’air saturé de monoxyde de carbone que nous inhalons, l’eau polluée et infectée que nous buvons, les aliments toxiques que nous mangeons, nous propulsant au haut de la pyramide du taux le plus élevé de cancer dans le monde. Elle nous fauche dans les routes jonchées de fossés comme des cratères, privées de feux routiers et plongées inexorablement dans l’obscurité. Elle exhibe sa face hideuse dans la pénurie de médicaments et de soins de première nécessité.

Rabih me raconte sa tragique destinée et celle de sa femme Mayssa. "J’ai perdu mes parents durant la guerre, tués dans l’explosion d’un supermarché où se concentrait une grande clientèle. Ma femme a perdu son frère soldat dans l’armée libanaise durant la guerre de libération. Ses parents l’ont suppliée de ne pas émigrer alors qu’on projetait de construire notre foyer loin de la vie tragique et mouvementée au Liban. Ils avaient déjà perdu un fils, craignaient la solitude et croyaient en la renaissance du pays. Nous avons déniché une échoppe à Mar Mikhaël et nous nous sommes installés là-bas. Le jour de l’explosion, notre fils a été tué alors qu’il travaillait comme serveur pour épargner des sous pendant les vacances. La mort ne nous a jamais accordé un sursis. Nous avons tout fait pour la duper, mais elle a toujours eu le dernier mot. Aujourd’hui, ma femme souffre d’une très grave dépression. Elle se sent coupable d’être restée au Liban et d’avoir entraîné la mort de son fils unique. Elle se déteste, elle est détruite et dévastée comme le port de Beyrouth."

En effet, avant d’apprendre à compter et à lire, nous recensions les morts et leurs noms et bientôt on oubliait leur nombre et leurs vrais noms. Parfois on les désignait par "une vingtaine de ce camp-ci" et "une douzaine de l’autre", et on s’empressait de les oublier de peur de s’attarder dans l’ambiance glauque et tragique des massacres, de perdre la foi ou le contrôle, de tomber dans la folie ou de se suicider. Pour éviter la folie, on devenait schizophrène. On se soignait par l’amnésie. Pas la peine de réfléchir à cette patrie! On oubliait l’histoire à écrire, les moments d’union nationale à saisir. Et toujours au niveau de l’appartenance sectaire, la peur de l’autre différent qu’il faut vaincre avant qu’il ne nous engloutisse. Nous sommes les inventeurs de l’oubli, cette arme à double tranchant qui, pour nous injecter artificiellement la vie, ne nous a pas épargné le suicide.

La foi terrible

Y a-t-il encore de l’espoir? Le Liban pays des religions monothéistes, terre sainte foulée par le Christ et les saints, est plongé au sens propre et figuré dans le noir. À l’approche du carême qui prépare à la résurrection, aucune note d’optimisme ne sort de la bouche des jeunes interviewé-e-s.

"La foi fut terrible, car on s’est accroché à l’espoir utopique de voir les montagnes bouger. Rien n’a changé. Bien au contraire, tout empire à vue d’œil. Pas d’amélioration possible, tant que le système confessionnel mine toutes les institutions et aiguise la corruption", répondent en chœur les étudiant-e-s de l’Université libanaise, de la faculté des beaux-arts et d’architecture.

"On n’y peut rien. On a tout essayé en vain. Mon rêve est de quitter ce pays gangrené jusqu’à la moelle, de travailler ailleurs, dans un contexte de stabilité et de sécurité."

Un étudiant s’approche: "Nous sommes occupés par l’Iran. Les religions ont tout sabordé. Elles ont été l’opium de nos parents qui, après quinze ans de guerres absurdes et sanglantes, ont rebâti des espoirs insensés. Ils prient les saints, mais que peuvent-ils nous faire? Ont-ils empêché le massacre des 215 personnes tuées dans l’explosion du siècle? Ont-ils secouru les 7.000 blessé-e-s dont beaucoup sont devenu-e-s impotent-e-s?"

"’L’espoir, au contraire de ce qu’on voit, équivaut à la résignation’, dit Camus, lance une étudiante. Il y a une responsabilité qui incombe au clergé et aux chefs ou représentants religieux. Ils refusent de nous laisser voler de nos propres ailes. Eux aussi nous tiennent en otages à l’intérieur de nos appartenances identitaires. Même s’ils soutiennent le contraire, ils nous placent dans des rapports de fusion-confusion juridiquement et politiquement d’où l’identification forcée des citoyens à leur confession au détriment de la citoyenneté. Par opposition au droit libanais qui se limite à accepter que chaque communauté religieuse assure son enseignement religieux dans ses institutions et écoles, la loi allemande ‘place l’ensemble du système éducatif’ sous le contrôle de l’État."

Tout est terrible! Notre vie vécue comme un long calvaire, notre mort imminente et notre foi, telle qu’on l’a vécue. D’une part, les religieux et le clergé s’évertuaient à chasser Éros qui prétendait chasser Thanatos, à coup de mortifications et de bigoteries. D’autre part, les criminels démagogues ont toujours exploité l’abandon et la détresse du peuple occupé à oublier la vie et la mort. Les Libanais-es se sont chargé-e-s d’oublier les paroles de l’hymne national, les hommes d’État fédérateurs et les dates phares de l’Histoire. Ils se rêvent européens, américains ou attendent Godot.

Tu es poussière et tu retourneras à la poussière. Je ne l’entends plus dans son sens spirituel, mais dans son sens littéral. Concrètement nous sommes brûlés vifs avec nos ressources, nos maisons, nos parents, proches et amis, et notre mémoire. À moins non pas d’un miracle, mais d’un vrai sursaut, d’un engagement et d’une position inflexibles, de la résurrection de l’humain.

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