Le chauffeur de taxi collectif fait invariablement le circuit Corniche-Azarieh. Il dorlote sa Mercedes comme si elle était l’aînée de sa famille au nombre de cinq. Il passe la chamoisine avec célérité sur sa caisse. Qu’à cela ne tienne! Au sigle protubérant de la marque Mercedes est attachée une longue plume qu’il arrache du plumeau dont il se sert quand le vent soulève au passage la poussière de la rue pour la déposer sur son gagne-pain. Les enjoliveurs en chrome de ses pneus miroitent le soleil quand celui-ci décide de montrer le nez. Sa bagnole fait sa fierté. Quant à lui, il arbore des moustaches en guidon que rejoignent des favoris luxuriants. Il n’est pas maigre comme un clou. La graisse qu’il coltine fait affaisser sa Mercedes de quelques pouces, déséquilibre que seuls deux passagers peuvent rétablir. Oui, il est un gros lard qui se déplace au rythme d’un escargot. Son tarin plongeant touche presque son sillon naso-labial. Il se lève tôt chaque matin pour bichonner son poulain mécanique en lui prodiguant l’attention nécessaire, afin qu’il ne le lâche pas entre la Corniche et Azarieh. Il est tranquille comme un baptiste. Rien ne peut perturber sa sérénité ni le mettre en colère à moins qu’il ne s’agisse d’un corpuscule de poussière déposé sur sa carlingue, ou au pire d’une crevaison. Dans ce cas-là, le volcan Vésuve peut envoyer sur les roses sa lave.

Anticipant le prochain coin de rue, il administre deux coups de klaxon, pas plus, pour signaler son passage aux piétons qui, le pas alourdi par leur collier de misère, parviennent péniblement à se manier la rondelle. Alors il les attend patiemment sans maugréer, même si, une fois arrivé à son niveau, le potentiel passager, d’un simple mouvement de la main, lui signale que son itinéraire ne lui convient pas. Il démarre dès lors sur les chapeaux de roues, après avoir donné le coup de pied de l’âne au piéton, agrémenté de quelques injures ravalées laissant derrière lui une nuée de poussière qui tarde à retomber.

Il est sur pied tôt le matin. Il a sa borne. Son ancre. Son point de départ. Sa raison d’être. Son existence même y est attachée. Il crie à la cantonade: Azarieh, Azarieh. Sa voix de stentor fait trembler le macadam et toutes les dames qui préparent leurs cabas pour se promener dans les vieux souks de Beyrouth. Il leur ouvre la porte, les invite à s’installer confortablement sur le simili cuir qui brille de mille éclats et qui gémit dès qu’un cul s’y pose.

Ce jour-là, je m’installe sur le siège avant. Le moteur cafouille un peu. Il panique. Il s’affole. Une sueur vient défaire la limpidité et le flegme de son visage, achevant son parcours sur la pointe de son nez. Il inspire et expire. Il retient son souffle. Il touche la photo de saint Élias. Il coupe le contact. Il remet le contact. Il déboîte. Tout va bien. Il me sourit. Saint Élias nous conduit vers ma destination. Sans se faire prier, il me raconte sa journée qui ne fait que commencer. J’opine de la tête. Il freine pour récupérer trois passagers. Je pile sur l’intérêt que je porte à sa vie, à ses soucis, à son mécontentement, à ses jérémiades, à ses pleurnicheries, à à à ses états d’âme qui déposent sur la mienne d’âme une chape de plomb. À chaque jour suffit sa peine. La mienne sera  désormais quotidienne, car nous sommes le 13 avril 1975.