Résilience, résilience, mais qui es-tu ?
On entend très souvent dire, quand nous ne le disons pas nous-mêmes, que le peuple libanais est un peuple résilient, qui a su toujours se reconstruire et ne cesse de le faire encore et encore, en dépit de la gravité des traumatismes du passé jamais réparés et des plus récents sans doute autrement plus violents. Examinons donc de près ce qualificatif qu’on nous attribue et dont, en réalité, nous nous targuons sans véritable connaissance du concept qui le sous-tend, autrement dit en toute ignorance.

Selon l’étymologie latine, le verbe resilio désignerait la double action de résister et de rebondir, notamment à un choc. Aussi voyons-nous, avant tout, les sciences physiques s’approprier ce mot au tout début du XXe siècle, suite à l’essai de Charpy (qui porte le nom même de l’expérimentateur, Georges Charpy) pour évoquer la capacité de résistance d’un métal à la pression, ou encore à la rupture, doublée de la qualité de reprise de sa structure initiale après avoir subi une déformation. Les sciences n’étant pas si étanches les unes par rapport aux autres, contrairement à ce que l’on croit, dès 1982, le mot en question est emprunté par la psychologie, grâce à Emmy Werner, une psychologue scolaire américaine qui met sous observation longitudinale 700 enfants hawaïens sans famille, sans scolarité, vivant sans abri et agressés physiquement et sexuellement, et dont, pourtant, 28% auront réussi, à l’âge adulte, à exercer un métier, à fonder une famille, à entretenir des relations sociales, sans plus souffrir de troubles psychopathologiques majeurs. La psychologue en vient à conclure que certains enfants jouissent de la capacité particulière de résister aux traumatismes et de rebondir dans la vie, enfants qu’elle décide dès lors de qualifier de " résilients ". En France, il faudra attendre la parution des travaux éthologiques (inspirés des théories de l’attachement développées par le Britannique John Bowlby) du psychiatre et psychanalyste, Boris Cyrulnik, vers la fin des années 90, travaux étayés par l’observation de différentes populations, notamment des enfants d’orphelinats roumains et des enfants boliviens de la rue, pour voir utilisé désormais dans la langue française le mot de " résilience ". Sous la plume de Boris Cyrulnic, la résilience désigne un " antidestin ", " un processus complexe par lequel certains blessés de la vie peuvent déjouer tous les pronostics ". En tout cas, si le traumatisme est l’agent de la résilience, pour Boris Cyrulnic, la capacité de résistance et de reconstruction est moins endogène qu’exogène, le sujet pouvant surmonter des traumatismes ayant bénéficié le plus souvent d’un " tuteur de résilience " (le " tuteur " étant à comprendre dans le sens d’armature ou de piquet que l’on fixe dans le sol pour soutenir et redresser une plante), autrement dit de la présence et de l’aide d’une personne qui, d’une manière ou d’une autre, contribuerait au salut du sujet traumatisé qui, dès lors, se redresse, rebondit, voire se recrée. Une citation de Boris Cyrulnic mériterait d’être méditée dans ce sillage : " Le chemin de l’homme normal n’est pas dépourvu d’épreuves : il se cogne aux cailloux, s’égratigne aux ronces, hésite aux passages dangereux et, finalement, chemine quand même. Le chemin du traumatisé, lui, est brisé. Il y a un trou, un effondrement qui mène au précipice. […]. Lorsqu’il reprend un cheminement, il est latéral, il doit se frayer une nouvelle piste avec, dans sa mémoire, le bord du ravin. Le promeneur normal peut devenir créatif, alors que le résilient, lui, y est contraint ".

Revenons au peuple que nous formons, à la lumière de ces explications, soient-elles brèves. Sommes-nous vraiment résilients ? Nous sommes-nous vraiment redressés au fil des ans ? Recréés ? Avons-nous choisi un cheminement latéral, différent pour nous en sortir ? Avons-nous eu des réussites bel et bien avérées de reconstruction de nous-mêmes et de notre pays ? Avons-nous vraiment eu des tuteurs ? Lesquels donc ? Les Syriens ? Les Saoudiens ? Les Américains ? Les Français ? Les Iraniens ? Laissez-moi en rire de mon rire le plus jaune…

Nous nous enorgueillissons tout le temps d’être des phénix, qui renaissons de nos cendres, quoi qu’il en soit. Nous semblons tout simplement oublier que cette histoire du phénix, à laquelle nous sommes si absurdement attachés, n’est qu’un mythe, pendant même que la véritable Histoire, " avec sa grande Hache " (pour emprunter ses mots à Georges Perec) nous aliène, nous dépasse et nous échappe. En réalité, nous sommes bien moins des phénix que de simples grenouilles ébouillantées. Connaissez-vous donc le bien notoire paradoxe de la grenouille ?

leçon  lucidité

https://hbr.org/2011/04/building-resilience

Et la grenouille de dire : " Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? "

Si l’on plonge subitement une grenouille dans de l’eau bouillante, d’un bond elle s’en échappe. En revanche, si l’on plonge la grenouille dans un récipient d’eau froide, elle s’y plaît et y reste, alors même qu’on est en train de chauffer l’eau pour en augmenter petit à petit la température jusqu’à l’ébullition. Ce faisant, la grenouille cherche à augmenter, elle aussi, sa propre température corporelle pour l’ajuster à celle de l’eau et s’y adapter. Au point de l’ébullition, elle ne peut plus faire son bond salvateur parce qu’elle a dépensé toutes ses forces dans sa capacité d’adaptation. La voilà qui finit ébouillantée.

Le paradoxe de la grenouille nous ramène bien à nous-mêmes : ni sujets résilients, ni phénix, nous ne sommes que des grenouilles, engourdies à force d’adaptation, et au point de crever. Et, même lorsque nous prenons conscience de la grande dangerosité de notre situation, nous ne pouvons réagir, encore moins résister ou rebondir. Tout au plus, hurlons-nous, par peur de mourir, à la manière de l’héroïne de Charles Perrault à la fin du conte Barbe-Bleue, qui espère encore échapper au coutelas de son misogyne d’époux : " Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? ", la sœur de l’infortunée se trouvant au haut de la tour pour voir si leurs frères arrivent à leur rescousse. Question à laquelle Anne répond au grand désespoir de l’épouse de Barbe-Bleue : " Je ne vois que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie ". Et, cependant, les frères finissent par arriver au château ; ils tuent le tueur à coups d’épée et sauvent leur sœur du traumatisme. En bons tuteurs, ils auront contribué à son salut : elle hérite de toute la fortune de son époux, aide Anne à se marier et récompense généreusement ses frères.

Au cri des Libanais (qui, par ailleurs, n’ont absolument aucune sœur) : "Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?" ne répond que le ronflement du feu sur lequel les grenouilles bouillent sans même plus pouvoir gigoter…

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https://baptiste-michel.medium.com/la-grenouille-%C3%A9bouillant%C3%A9e-3c55ad12d542