Le mercredi 9 mars, le violoncelliste français Victor Julien-Laferrière a gravi avec brio la onzième cime de la 28e saison du Festival al-Bustan, où il a proposé une lecture fougueuse d’une myriade de pièces pour violoncelle.

" Quand j’ai commencé à apprendre le violoncelle, je suis tombé amoureux de cet instrument parce qu’il me semblait telle une voix: ma voix ", attestait Mstislav Rostropovich, le plus éminent violoncelliste du XXe siècle. De nos jours, nombreux sont les musiciens qui se sont appropriés cette voix mais rares sont les " artistes " qui ont honorablement mérité ces lauriers. Victor Julien-Laferrière, premier prix du Concours musical international Reine Élisabeth de Belgique en 2017, fait à juste titre partie de ces derniers. De retour pour la quatrième fois au Festival al-Bustan, il a offert au public libanais, nonobstant quelques bémols, une interprétation musicale d’une opulence magistrale, mettant en exergue une élégance éclectique du phrasé, accentuée par une rigueur rythmique irréprochable. Tout au long du concert, le virtuose français a paré son discours musical d’une pléthore intarissable de couleurs, tantôt crépusculaires tantôt aurorales, son violoncelle se prêtant inlassablement à un clair-obscur harmonique, oscillant entre affliction et consolation. Au programme, un panaché de pièces pour violoncelle seul: la lugubre Suite no.5 en do mineur, BWV 1011 (1717-23) de Jean-Sébastien Bach, la Sérénade (1949) de Hans Werner Henze aux lueurs fugitives, la ténébreuse Suite no.3 en do mineur, op.87 (1971) de Benjamin Britten, l’audacieuse Suite (1926) de Gaspar Cassadó, et la lumineuse transcription pour violoncelle du Chant des oiseaux (1939) de Pablo Casals.

Bach, entre péché et vertu

C’est donc avec la cinquième suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach que l’auditoire entre en musique dans un morne soliloque, ostensible au spleen et à la mélancolie. Victor Julien-Laferrière déploie un poignant lyrisme dans le premier thème du Prélude, empreint de couleurs plaintives, où ses soyeux coups d’archet tâchent de tisser des mélodies sobres et dépouillées, conformes au style baroque. Cependant, malgré le talent irréprochable du violoncelliste, on ne peut s’empêcher de ressentir l’absence d’une certaine épaisseur dans les graves. La clarté des intonations et l’élégance des lignes mélodiques du quatrième mouvement, la Sarabande, considéré par Rostropovich comme étant l’essence même du génie de Bach, rend toutefois ce " péché " à demi pardonné. Dans les deux derniers mouvements, la Gavotte et la Gigue, Victor Julien-Laferrière fait preuve d’une maîtrise technique captivante et d’une impulsion énergique remarquable qui forcent le respect.

Harmonie et chaos

Le concert se poursuit avec la Sérénade pour violoncelle de Hans Werner Henze, une pièce composée de neuf courts mouvements, comparable à une suite baroque, avec un Menuet en guise de conclusion, et un Tango, marqué par des pianissimi étincelants, faisant office de transition pondérée entre un Vivace impulsif et un Allegro marziale fiévreux. Tout au long de cette pièce, le violoncelle de Julien-Laferrière grogne, chante et murmure, les thèmes se laissant balancer entre harmonie, dissonance, hargne et chaos. Chacun de ces thèmes révèlera, sous l’archet incandescent du violoncelliste, un souci de perfection aussi bien rythmique qu’harmonique.

Silences contemplatifs

Après un entracte d’une vingtaine de minutes, place à la troisième Suite pour violoncelle de Benjamin Britten, un chef-d’œuvre anglais puisant ses origines dans quatre thèmes traditionnels russes. La Suite s’ouvre sur la note la plus grave du violoncelle, une corde de do ouverte, jouée en pizzicato, qui se répète à plusieurs reprises dans l’introduction: cette ligne mélodique, dérivée d’un Kontakion orthodoxe russe pour les morts (Accorde-leur le repos, avec les Saints), fait allusion à un prêtre entonnant une prière pour les défunts, accompagné de cloches funéraires. Victor Julien-Laferrière récite ce premier thème en sculptant minutieusement les contours de ces mélodies macabres, rehaussées par un vibrato ample et expressif. La pièce se poursuit avec le deuxième mouvement, Marcia, une marche belliqueuse basée sur une chanson folklorique russe, L’Aigle gris, telle qu’arrangée par Piotr Ilitch Tchaïkovski dans Snégourotchka op.12 (1873), dans lequel le musicien français manifeste une attention redoublée aux nuances kaléidoscopiques. La tension dramatique atteint son paroxysme dans le dernier mouvement, Passacaglia, qui plonge l’auditoire dans un voyage spirituel émouvant, le menant finalement à un sombre adieu où le violoncelle pousse un dernier cri mélodieux d’angoisse dans une nuance fortissimo avant de se résoudre à un éternel et intense silence pensif. Ce thème final, le plus substantiel des quatre, issu du Kontakion orthodoxe russe, met en évidence le chant élégamment phrasé de Victor Julien-Laferrière qui irise son interprétation d’harmonies cuisantes et de silences contemplatifs, avant que le dernier glas sonne avec la note de départ qui prend dès lors des couleurs moins sombres.

Danse et chant

La dernière partie du concert est consacrée à la Suite pour violoncelle de Gaspar Cassadó, dans laquelle le violoncelliste français déploie une palette de couleurs plus claires, joignant les rythmes de danses traditionnels espagnols à l’élégance de mélodies empreintes du style français. Victor Julien-Laferrière, armé de son archet, se met à effleurer les cordes de son violoncelle d’où émanent des airs dansant sur les rythmes de la folia et la sarabande dans le premier mouvement, et la sardane dans le deuxième mouvement. Un préambule serein inaugure le dernier mouvement avant que le rythme enflammé de la jota espagnole aiguillonne l’archet du virtuose. On retiendra particulièrement de cette interprétation, la finesse des vibrati enivrants, la richesse harmonique, ainsi que la subtilité des nuances, des ornementations et du phrasé. Enfin, le clou du spectacle est bien le Chant des oiseaux de Pablo Casals, un symbole incontestable de la révolte contre les dictatures que Victor Julien-Laferrière a voulu dédier au peuple ukrainien. Il offre ainsi une interprétation immersive grâce à la splendeur des mélodies émouvantes et pourtant très lumineuses. Il n’en faudra pas davantage pour exalter le public au point même de l’émouvoir, qui obtiendra un bis : l’incontournable prélude de la Suite no.1 en sol majeur, BWV 1007 (1717-23) de Jean-Sébastien Bach.

Il convient finalement de noter que le Festival al-Bustan clôturera dimanche soir sa 28e saison, avec un concert donné par la soprano américaine Kathleen Norchi, le ténor libanais Béchara Moufarrej (remplaçant le ténor sud-africain Mlindi Aubrey Pato), et le baryton russe Nikolaï Zemlyanskikh, accompagnés au piano par Gianluca Marciano. Ce dernier concert sera-t-il à la hauteur des attentes ? Qui vivra verra !