"Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous." Découvrir un livre dix ans avant après sa parution, au moment où la guerre s’invite aux portes de l’Europe, rend ce "spleen du survivant" encore plus prégant.

Il n’est jamais trop tard pour se rattraper. Dix ans après sa sortie, je découvre avec ravissement En vieillissant les hommes pleurent de Jean-Luc Seigle, Grand prix RTL Lire 2012. Curieux hasard dans le timing de ma lecture, avec la guerre aux portes de l’Europe, comme un recommencement, comme si les hommes étaient d’éternels naïfs qui découvrent tous les jours pour la première fois qu’une flamme, ça peut brûler les doigts.

Dans les guerres, il y a en apparence deux camps: celui des gagnants et celui des perdants. Pourtant, fait que l’on a tendance à oublier, les prétendus gagnants n’en sortent pas indemnes. Ils gardent en eux les séquelles de leurs traumatismes comme une capsule létale prête à fondre, comme une balle près du cœur dans un corps qui bouge, image dont use l’auteur du présent roman.

Nous sommes en juillet 1961, en France, en pleine guerre d’Algérie. Albert, le père à la sensibilité poétique, lucide et rêveur, travaille chez Michelin. Ancien combattant, habité par un inexplicable chagrin et par la tournure que prend son existence, attend d’avoir le courage de planifier sa mort. Le fils aîné, Henri, se bat en Algérie, et le benjamin, Gilles, féru de lecture et de littérature, lit Eugénie Grandet tout au long du livre. Comme il risque de rater son année scolaire à cause de son orthographe déplorable, Albert le confie à son nouveau voisin, professeur à la retraite.

Obsédée par son fils aîné, par le formica, par l’arrivée de la télévision dans son foyer qui va lui permettre d’apercevoir son Henri qui lui manque atrocement, Suzanne est insensible au spleen d’Albert et va jusqu’à considérer gênante la présence de Gilles. Occupée par son échange épistolaire avec cet homme absent et la planification des rendez-vous chez le photographe pour prendre des photos fraîches qu’elle joindra à ses lettres, toujours parée d’une nouvelle robe cousue par ses soins, Suzanne fait sa révolution égoïste avec une évidence déconcertante. Le décor de ce merveilleux roman est planté.

Jean-Luc Seigle nous emmène donc dans un foyer français à l’aube de la modernité, où l’absence de dialogue connaît ses balbutiements avec l’intrusion du premier écran qui ne tardera pas à réorganiser la vie, mais qui laisse Albert indifférent, qui barricade Gilles derrière son livre, pour échapper à l’ambiance de la maison où chacun mène une guerre silencieuse ou essaie de s’en extirper. Comment ne pas faire le rapprochement entre la posture de Gilles et cette photo qui a circulé sur les réseaux sociaux, montrant des livres entassés derrière une fenêtre en Ukraine, destinés à se protéger des éclats d’obus? Le livre protège Gilles, protège tout court.

"[…] Ce qui m’intriguait, c’était le chagrin que ces hommes portaient en eux et que je ne comprenais pas parce qu’on devait être les vainqueurs de la guerre de 45 […]", explique Jean-Luc Seigle dans une interview donnée à la librairie Mollat en 2012.

L’auteur s’interroge sur la raison de ce chagrin sans vraiment mettre le doigt dessus. Ce n’est qu’après avoir exclu Albert qu’il se voit entraîné à écrire un deuxième livre dans le livre, intitulé "L’imaginot ou Essai sur un rêve en béton armé" où Gilles, devenu professeur d’université, explique l’importance de la ligne Maginot et du mur de béton contesté qui sauve.

Tout au long de ce grand roman dont l’auteur nous a quittés il y a quelques années, le lecteur s’accroche au destin d’Albert, à l’avenir de Gilles, tout en couvant sa rage face à l’absurdité de la guerre et sa nécessaire inutilité.

En vieillissant les hommes pleurent de Jean-Luc Seigle, Flammarion, 2012, 252 p. 

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