Longtemps le cinéma a été dans mon esprit un amoncèlement merveilleux de cassettes posées sur des étagères de fortune, et chacune de ces petites boîtes, un obscur objet de désir que je convoitais.

Il n’y avait souvent sur la boîte que le titre et le genre auquel appartenait le film. Aucune information supplémentaire, juste ces quelques mots pour faire rêver l’enfant, puis l’adolescent que j’étais. Plus tard, des photocopies en noir et blanc ou dans les couleurs approximatives des affiches originales des films commencèrent à orner, comme un luxe de communication, les cassettes que nous nous procurions, avec un mystérieux sentiment de délectation, auprès de la vidéothèque pirate du coin. De tous les méfaits d’une société dominée par la voyoucratie, ce vol culturel était à mon sens le moins répréhensible.

Ce commerce avait un charme incontestable: il me faisait découvrir, à travers l’écran convexe de la télé Grundig qui peinait souvent à démarrer, les films de genre souvent médiocres, le Hollywood terni des années 80, avec cependant des pépites comme le cinéma de Lynch, De Plama, Scorsese et quelques autres.

Puis, un jour, nous aperçûmes avec mon frère, sur une étagère légèrement en retrait, un titre étrange, "Belle de jour", avec la mention du genre inscrite en rouge: Érotique. Nos regards d’adolescents ne pouvaient qu’être intrigués par tel titre et telle qualification. Le propriétaire de la vidéothèque, faisant fi de son conservatisme affiché, et malgré sa conviction qu’il s’agissait d’un film porno, nous concéda la location de la fameuse cassette que nous insérâmes, sitôt arrivés à la maison, dans le magnétoscope pour découvrir, avec jubilation et une culpabilité feinte, ce chef d’œuvre absolu du cinéma, mélange improbable de cinéma d’art et d’essai, d’érotisme sadomasochiste, de comédie subtile à la française, de surréalisme revisité à la mode des années 70 et, au final, de tragédie grecque.

Ce film est à l’origine de ma soif de cinéphile que je ne pus assouvir pleinement que grâce à une autre vidéothèque dont les gérants avaient par chance la passion du cinéma d’auteur. Ce lieu se trouvait dans un appartement situé au premier étage d’un immeuble du petit village où nous passions nos étés.

À Broumana, lorsque le temps semblait encore figé par le fracas des bombes qui s’abattaient sans relâche sur le pays, un semblant de vie subsistait tant bien que mal. Les après-midis étaient rythmés par le va-et-vient incessant des voitures venues de la ville pour fuir l’enfer clos de la guerre. Les cafés et les restaurants était bondés, la vie reprenait des couleurs débonnaires de quiétude.

Pourtant, pour nous, l’évasion venait d’ailleurs: à quelques kilomètres de notre maison, Cinéthèque proposait, comme un acte de résistance involontaire à la barbarie ambiante, des films qui sortaient du rang, qui nous faisaient découvrir un autre monde dans lequel la culture était à la fois un divertissement, un apprentissage et une émancipation. Il pouvait arriver que nous regardions au cours de la même soirée La Corde de Hitchcock avec sa somptueuse baie vitrée, l’Argent de Poche de Truffaut et la légèreté sérieuse de l’enfance ou le perturbant Persona de Bergman.

Depuis, j’ai revu à maintes reprises, le regard humide, ces classiques incontournables, et je ressens à chaque fois un étrange émerveillement, mais la magie n’opère plus comme avant.

Le plaisir de déambuler avec mon frère érudit, drôle et silencieux, dans les ruelles de Broumana n’est plus qu’une vague et douce réminiscence, l’appartement qui abritait ces quelques centaines de chefs-d’œuvre du cinéma n’existe probablement plus que dans ma mémoire.

Une mémoire pourtant heureuse, débordante de la joie de transmettre la passion du cinéma de mon quartier.

 

 

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